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La cavale du babouin

30/08/2024 | Livres | 3 commentaires

La cavale du babouin
Denis Langlois
La déviation (2024)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

La cavale du babouin Un babouin anonyme exécuté à bout portant

Ecrivain, avocat, un temps conseiller juridique de la ligue des droits de l’homme, antimilitariste, pacifiste, Denis Langlois, dans son dernier ouvrage La cavale du babouin, revient, une trentaine d’années après les faits,  sur la mort d’un mystérieux babouin abattu par les gendarmes en août 1995. Bouleversé par ce crime (« Je ferme les yeux, je vois clairement comment tu es mort. Je sens ta peur, ta sueur, j’entends le bruit des détonations. Les balles qui te déchirent le corps, ta tête qui explose »), il décide de le relater et de le dénoncer.  Dès septembre 2019,  il se consacre à l’affaire. « En bon avocat, (il constitue) un dossier » après avoir mené  de sérieuses enquêtes en se fondant sur des articles journalistiques de l’époque, le rapport d’autopsie de la  malheureuse victime, les procès verbaux de la gendarmerie, des archives, en consultant Wikipédia, en écrivant même au procureur de la République d’Evry,  puis en se rendant ultérieurement sur les lieux de « l’exécution presqu’à bout portant » pour interroger des témoins. Coïncidence, le Babouin a circulé en pleine campagne entre Mauchamps et Etréchy, village natal de l’écrivain, à treize kilomètres d’Etampes, cité de sa jeunesse. Retrouvant les lieux du drame, remontant dans son passé et dans les derniers moments du disparu, il donne des précisions topographiques précises anciennes et présentes, favorisant la visualisation des lieux et ancrant le récit dans le réel. C’est aussi l’occasion pour Denis Langlois de parler de lui dans des digressions liées aux événements narrés.

Une conversation à bâtons rompus

Denis Langlois propose le témoignage absent du principal concerné. Il raconte avec tendresse, humour et ironie le déroulement des faits d’une manière romanesque originale ne se contentant pas de distribuer les événements de façon chronologique mais en glissant le lecteur dans la tête, le coeur et le corps du babouin, donnant son ressenti, ses pensées en croisant le lexique humain et le lexique animal dans une constante transposition entre les deux : « Où ? De quel côté fuir ? Tu paniques de plus en plus. Le poil hérissé, tu es en sueur, tu roules des yeux hagards, tu halètes, tu grognes, tu cries, tu frappes le sol de tes quatre pattes, mais cela ne dissuade pas tes poursuivants ».  Les nombreuses personnifications mettent en valeur les ressemblances, les similitudes entre l’homme et l’animal et prouvent encore davantage la monstruosité, la cruauté de la mise à mort.  Le babouin possède des mimiques, une façon de se tenir, d’agir semblables à celles des humains : « Penché en avant, tu es en train de boire dans le creux de ta main – oui, comme les humains, tu sais faire ça et même mieux qu’eux ». Le narrateur entre en fiction pour dire le ressenti mental et physique du disparu à l’impossible parole : « Tu ne sais pas combien tu as chopé de plombs de 2 millimètres, pas eu le temps de compter, mais ça fait mal et ça saigne ». A la mémoire morte, il apporte le vécu, la vie, ses couleurs, ses odeurs, ses multiples sensations,  tentant d’approcher au plus près la réalité en tissant le travail de l’écrivain, du sociologue et  de l’historien, sans sombrer dans un historicisme et un sociologisme froids et distants. Il sort le babouin de l’oubli, de l’anonymat et de l’indifférence.  En focalisations omnisciente ou interne, il lui donne la parole, relate son point de vue. Dans des mots se donnant comme spontanés, des exclamations émues ou furieuses rythmant le texte, sublime illusion du réel, écriture hybride tricotant le familier et le recherché, les propos du café du commerce et  la réflexion socio-politique, il est tout à la fois loin des lieux communs et des clichés et loin de l’esthétisation littéraire. Tutoyant le babouin, il lui parle comme à un ami, un frère : « Il est mon égal, je suis son égal, mon alter ego si l’on préfère le latin ». Diderot des temps modernes, il s’adresse à lui (et au lecteur !) : « Voilà pourquoi , ami babouin, je t’ai raconté toutes ces histoires de ma jeunesse ». Il instaure avec lui toute une complicité, requiert son avis, le fait participer au récit qu’il arrête et reprend à sa guise : « Bon, deuxième chapitre ! Tout le monde s’est bien reposé. En pleine forme. Reprenons l’histoire où nous l’avons laissée »,  « Reprenons donc notre récit »,  comme dans une conversation amicale à bâtons rompus.

Un ouvrage multiple

La cavale du babouin n’est pas un ouvrage aussi innocent qu’il y paraît au premier abord. Ce n’est pas que l’émouvante histoire d’un babouin dont on suit la chronologie des ultimes journées. En effet, Denis Langlois tricote les derniers jours du primate à son expérience personnelle passée et présente, faisant référence à son épouse l’écrivaine et poétesse Chantal Dupuy-Dunier,  à son éditeur,  à ses difficultés à entrer en écriture pour ce roman dont le héros est un animal (« Cela dit, il faut bien le reconnaître, je n’ai jamais su de quelle façon écrire ce livre. J’ai commencé plusieurs fois sa rédaction, je ne suis jamais allé au bout. Il y avait toujours un moment où je calais, le stylo sec, devant la fameuse page blanche »), à ses nombreux ouvrages, à sa vie militante,  dans des détours tout à la fois ludiques et sérieux, renouvelant la forme romanesque, l’essai et l’autobiographie. En effet, l’écrivain se raconte en prenant une voie indirecte. Geste tardif comme le sont souvent les autobiographies (« … à quatre-vingts ans, j’approchais de la fin de ma vie. Dernière ligne droite, j’étais un vieux babouin (…) »), il invente une nouvelle forme d’écriture. L’histoire du babouin s’ancre avec subtilité dans la vie et l’époque de l’auteur et  dans le contexte socio-politique actuel.  Le narrateur use d’une voie détournée pour parler de lui et de l’humaine condition engluée dans une société où la loi est toujours du côté du plus fort, du côté du pouvoir. Il prouve le peu de fiabilité des témoignages en revenant sur des erreurs d’interprétation des faits, des analyses tronquées, des mensonges (« Une femme de Dourdan (…) s’est précipitée chez les gendarmes pour faire une déposition et porter plainte. Elle assure que tu l’as ‘agressée sexuellement' »),  les compte-rendus policiers déformant la réalité. Le talentueux avocat, soucieux de vérité, dit les contrevérités de la presse comme le révèle un témoin : « Même les journaux ont raconté des choses fausses. Des mensonges. Moi, qui ai tout vu depuis le début, je n’ai pas été écoutée ». Attentif aux moindres dysfonctionnements, il débusque la duplicité des gendarmes qui cachent la vérité, évitent tout questionnement, manipulent émotionnellement la réalité en usant d’arguments destinés à persuader en suscitant l’angoisse et la crainte du public : « Ce babouin vient d’être traqué à maintes reprises par une population pressante, ce qui le rend d’autant plus furieux. Ses mensurations, une dentition hors du commun, laissent présager des blessures qu’il pourrait infliger, notamment aux enfant qui n’y voient qu’une attraction, voire un jeu », « Il aurait pu vous sauter dessus, vous égorger ». Les gendarmes déforment la vérité jusque dans leurs compte-rendus, prétendant que « Faute de pouvoir l’approcher, ils ont dû abattre l’animal dangereux ».  L’écrivain dit explicitement la violence policière : « En 1965 déjà, les gendarmes avaient la réputation d’avoir la gâchette facile ». Réputation et triste réalité. Alors qu’un produit anesthésiant aurait pu lui être injecté, l’innocent babouin est criblé de balles : « Ta tête était visée. Ils t’ont arrosé. Pas moyen d’en échapper. Un massacre. Un carnage ». Ceux que l’on appelle les force de l’ordre justifient oralement et par écrit leur violence, ce qui malheureusement est toujours d’actualité, lors d’arrestations dites musclées, de manifestations… L’humaniste, l’ami des sans-voix, le militant qu’a toujours été Denis Langlois, »Des combats militants j’en ai menés aussi contre la guerre, notamment celle du Golfe Persique où l’armée française a fait pas mal de dégâts et continue d’en faire. Contre la connerie humaine plus généralement et là le boulot est loin d’être fini et ne finira certainement qu’avec la disparition de l’espèce humaine »,  apparaît à chaque tournant de  phrase. Mais notre ami écrivain est désormais âgé.  La cavale du babouin ne serait-elle pas aussi un testament  ?  : « Moi, l’âge est là et je suis obligé de constater que ma cavale de babouin approche également de sa fin ».

Un jeu avec l’écriture et le récit

Les propos de Denis Langlois à l’apparence ludique nourris de références culturelles, religieuses, cinématographiques, politiques constituent des analyses profondes et incisives sur une société qui sombre de plus en plus dans la duplicité, l’hypocrisie, l’injustice, l’égoïsme.  L’écrivain mêle le sérieux et le jeu pour transmettre ses messages. Il joue avec l’écriture, – mimant le langage oral émotif, spontané  -, et avec le récit. La narration construit constamment  des parallélismes entre l’histoire du babouin, celles du Christ et de Clint Eastwood dans des comparaisons étonnantes, inattendues, produisant des effets littéraires cocasses et peut-être parfois même irrévérencieux pour certains : « (…) tu n’as pas de nom. Ni de date de naissance (…) Alors, on va se contenter de ta date d’apparition. ça a de la gueule une date d’apparition ! Un avènement ! Une élévation ! Jésus est comme toi, ou plutôt tu es comme Jésus », « Donc, toi, ami babouin, contrairement à Jésus qui, il faut bien le dire, était un peu frimeur, tu ne surgis pas de l’infini avec une auréole, tu te contentes d’apparaître tête-nue au coin du paysage », « Je n’ai pas été à la hauteur du cow-boy sans peur et sans reproche que je prétendais être. Clint Eastwood n’hésiterait pas à me le dire ». Ne se prenant pas au sérieux, l’écrivain use de l’humour et de l’ironie pour raconter, dire, dénoncer et  « montrer le dérisoire de l’existence« .

Dans cet ouvrage original, bouleversé, révolté, Denis Langlois redonne vie à un babouin et l’immortalise comme le souligne l’exclamation du chapitre final, point d’orgue résonnant à l’infini : « babouin, pour toujours, tu es vivant ! ». En même temps, il va au-delà. La cavale du babouin est tout à la fois une autobiographie en pleine mutation, un essai, la reconstitution imaginaire de l’éprouvé d’un attachant babouin,  récit d’une vie singulière, dérisoire comme toute vie.

D’autres ouvrages de l’auteur :

Des ouvrages de l’épouse de l’auteur, la poétesse et écrivaine Chantal Dupuy-Dunier :

3 Commentaires

  1. Chantal Dupuy-Dunier

    Quelle chronique ! Vous savez comme personne pénètrer dans un livre. Vos analyses sont très fines et vos critiques exhaustives.
    Vous avez un réel talent d’écriture.
    Merci pour tous les auteurs dont vous avez parlé et pour les lecteurs à qui vous donnez envie de les découvrir.

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  2. Denis Langlois

    Eh! bien, quel article ! J’en reste confus. Est-ce bien moi qui ai écrit ce livre dont Annie Muse décortique si bien la trame et la chair ? Sans fausse modestie, j’aurais tendance à penser que la critique vaut mieux que le livre. Il me reste maintenant à essayer de la mériter. Chapeau l’artiste !

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    • Annie Forest-Abou Mansour

      Votre commentaire me ravit.
      Vos valeurs, votre compétence et votre humour n’ont pas d’égal.
      C’est toujours un plaisir de vous lire.
      Avec mon amitié.

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