Le Voyage de Nerval
Denis Langlois
Edition La déviation (2021)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Gérard de Nerval et l’Orient
Le Voyage de Nerval est une pertinente relecture des œuvres de Nerval et une biographie approfondie, présentée de façon originale, des dernières années de sa vie. L’ouvrage de Denis Langlois s’ouvre en 1841, (« Tout débute par une nuit de l’hiver 1841»), à un tournant de l’existence de l’homme de Lettres. Depuis sa rupture d’avec la belle et talentueuse Jenny Colon « rendant la vie d’un souffle et d’un mot » (1) au monde l’entourant selon Nerval, ce dernier « ne va (…) pas très bien ». Il plonge progressivement dans la dérive psychologique. La mort de l’actrice le fait sombrer davantage. Mais pour montrer qu’il n’est pas fou, pour confirmer sa guérison, il décide de partir. A la demande « Où vas-tu ? », il répond à ses amis, « Vers l’Orient ! ». L’Orient, pays de rêve, pays de cocagne, où ont séjourné Lamartine, Chateaubriand, Flaubert… L’Orient, un point d’attraction pour échapper au temps : « En Orient on vieillit moins vite ». Un lieu de quête où se nouera peut-être le destin du poète. Un lieu où maîtriser le rêve par l’écriture au lieu de le subir. Puis l’expérience du retour : l’écriture du Voyage en Orient.
Denis Langlois et le Liban
En mars 1999, Denis Langlois, quant-à-lui, vient « de terminer au Liban la rédaction d’un récit, Le Déplacé ». N’appréciant pas l’inaction, il s’ennuie dans la « grande maison froide de la montagne druze du Chouf », région du Liban, pays aimé et parcouru, cependant toujours aussi énigmatique : « Moi, cela fait dix mois que j’y suis et je n’ai pas encore compris grand-chose à ce pays qui sort d’une guerre, comme de ton temps il sortait déjà d’affrontements entre Druzes et chrétiens ». La découverte fortuite « à la bibliothèque de Baakline » d’un ouvrage intitulé Gérard de Nerval et le Liban incite Denis Langlois à écrire sur cet écrivain estimé depuis ses années de lycée : « Un grand écrivain ne peut pas refuser ce service à un petit écrivain. Lui fournir la matière d’un livre, devenir son personnage central ».Denis Langlois relit donc Le Voyage en Orient, Les Filles du Feu, Aurélia, Les nuits du Ramazan, puis il en propose une analyse rigoureuse, judicieuse, fine, originale.
Les différents visages de Nerval
Le Voyage de Nerval est la relecture des œuvres du poète et la biographie de l’homme qu’il fut. Le Liban, l’Orient, le mysticisme druze et franc-maçon, l’écriture : un pont entre deux complices («clin d’oeil complice entre deux initiés »), entre deux confrères de plume, Gérard Nerval et Denis Langlois. De l’enthousiasme et de l’admiration de la part de ce dernier devant le grand écrivain qu’est Nerval mais aussi de la déception communiquée avec bienveillance et humour : « La dédicace : ‘A un ami’ ne m’émeut guère. Si tu pensais à moi, depuis ton XIXe siècle, c’est raté. Je ne suis plus ton ami ». En effet, Denis Langlois feint le dépit : Nerval invente. Il dit avoir fait escale à Trieste, Denis Langlois l’interpelle : « tu n’as jamais mis les pieds à Trieste que tu évoques pourtant avec force détails ». « Fausse escale à Cythère » aussi. Des descriptions précises de lieux, de fêtes, empruntées à des écrivains, à des voyageurs ! « Le lu et le vécu se mélangent dans ta tête et dans tes pages. Impossible de les démêler ». Le narrateur prétendument déçu attribue des qualificatifs péjoratifs à Nerval : « Tricheur », « Hypocrite ! Imposteur », « L’auteur de Sylvie plagiaire ! », « charlatan », « faux-jeton »…En effet, Nerval cite sans guillemets. Mais c’était fréquent à l’époque ! En outre, cela correspond à la personnalité nervalienne : on est dans le déguisement, dans l’écriture du déguisement. A partir de là, une réflexion implicite sur la création littéraire jaillit des textes des deux écrivains. Ecrire, n’est-ce pas se fonder sur sa culture, sur ses souvenirs, sur ses prédécesseurs, les revisiter, tout en étant soi-même ? N’est-ce pas faire sourdre consciemment et inconsciemment ses angoisses, ses conflits intérieurs, ses failles et se reconstruire en donnant naissance à la Beauté, en ressuscitant l’absence ? Le Voyage en Orient est le fruit de toutes les lectures de Nerval qui manipule ses connaissances conjuguées aux choses vues pour en faire une fiction. A ce propos, Denis Langlois est souvent dans la taquinerie. Il mime avec humour la déception devant les « fraudes » littéraires de Nerval et avec une indulgence tendre et révoltée sa déconvenue devant ses actions et ses idées. Nerval n’achète-t-il pas une esclave ? : « L’esclavage est certes interdit en France, mais un Français n’est pas en infraction vis-à-vis de la loi lorsqu’il achète une esclave dans l’Empire ottoman ». De surcroît, pétri de préjugés, Nerval associe péjorativement les femmes vendues sur les marchés à des primates : « A voir ces formes malheureuses qu’il faut bien s’avouer humaines, on se reproche d’avoir pu quelquefois manquer d’égard pour le singe ». Tu aggraves encore ton cas en remarquant que leur pied, allongé et développé sans doute par l’habitude de monter aux arbres, se rattache à la famille des quadrumanes’ et pour couronner le tout, tu notes qu’elles ont ‘l’inconstance des singes que tout distrait, mais dont rien ne fixe les idées plus d’un instant’ ». Et arriver en France accompagné d’une femme étrangère serait inenvisageable pour lui, le regard et le jugement de ses contemporains fréquentant les salons parisiens motivent ses choix et ses actes comme malheureusement pour beaucoup de personnes actuellement : « Me voyez-vous entrer dans un salon avec une beauté qu’on pourrait suspecter de goûts anthropophages ! ». En plus, Nerval ne s’engage pas dans son époque bouleversée par la pauvreté et les mouvements sociaux. Il est « toujours du côté du manche » comme l’écrit métaphoriquement Denis Langlois et « Certains (…) n’hésitent pas à (l)e traiter de ‘renégat qui, après avoir soutenu Louis-Philippe, a arboré la cocarde de la démocratie et se tient prêt à rallier n’importe quel régime’ ». Mais Nerval, homme de Lettres, ne fait pas de politique ! Il louvoie simplement pour protéger sa réussite littéraire, « Tu souhaites seulement un pays tranquille où tu pourras publier tes articles et tes livres et faire jouer tes pièces de théâtre, afin de pouvoir t’élever au rang existentiel que tu vises », et son ascension sociale.
Cet homme hanté par le thème du double, un double hostile , – souvent les images de ses amis, qui le soutiennent tout au long de sa vie, se présentent comme des doubles infidèles à ses yeux : « Tu leur reproches d’avoir fait libérer un inconnu, un usurpateur, mais ils nient être déjà venus durant la nuit. Ils viennent seulement d’apprendre que tu avais été conduit au poste » , croit en la transmigration des âmes. « Brusquement, tu prends conscience que si la jeune druze – tu ne connais pas son nom – t’a tout de suite attiré, c’est parce qu’elle ressemble à Jenny : la même blondeur, le même teint clair, la même ligne pure du visage. Ce n’est pas une ressemblance, c’est Jenny ! Chez les Druzes, tu l’as lu dans le livre de Volney, la mort n’existe pas, il n’y a qu’une transmigration des âmes. Jenny t’est revenue, toujours vivante ». Sa raison fragile vacille à la lecture des thèses de Volney, de Sacy. Déambuler déguisé, (« Tu descends dans la rue, déguisé en arabe cairote, pour suivre le cortège dans le labyrinthe des ruelles jusqu’à la maison de la mariée »), n’est-ce pas un moyen mécanique pour essayer de passer dans les autres ? De même, la mort n’est-elle pas une non-mort ? « Renaître ! » écrit Denis Langlois à la fin de la biographie. Verbe isolé, point d’orgue résonnant dans le vide de la page, tout comme Nerval laisse « glisser (s)es pieds dans le vide ».
La connivence entre deux écrivains
La personnalité des deux écrivains imprégnés par l’Orient et le Liban irradie l’ouvrage de Denis langlois qui établit des comparaisons, des parallélismes entre le Liban de Nerval et le sien, comme dans cette parenthèse : « (Tu ne croyais pas si bien dire, les fanatiques religieux sévissent toujours au XXIe siècle) », entre ses activités et les siennes : « Tu refermes le livre (j’éteins mon ordinateur) », entre leurs rêves de créateurs : « Ton désir profond, je le sais aussi bien que toi, est de vivre une autre vie, celle qui effacera toutes tes désillusions ». Denis Langlois ressuscite Nerval, fait exister devant les yeux du lecteur la vie du XIXe et du XXIe siècles. Il reconstruit avec virtuosité ces univers, évoquant les moyens de transport utilisés : « Tu pourrais suivre à cheval, à dromadaire ou en calèche l’ancienne voie romaine qui file le long de la côte (je l’ai fait banalement en taxi collectif), tu préfères emprunter un bateau anglais (….) », les traditions passées et présentes : « Au Liban, cent cinquante ans plus tard, à l’occasion là aussi d’une noce, j’ai assisté à un tel simulacre de combat », la transformation du Paris du XXIe siècle : « Le Montmartre que tu décris est surprenant pour un Parisien du XXIe siècle ». Derrière Nerval et les dialogues entre les deux hommes de Lettres se dessinent le vécu, la personnalité et les pensées de Denis Langlois.
- Une connaissance profonde du poète
Le Voyage de Nerval fait exister, avec talent, tout un monde, redonne vie au poète. Du dialogue vivant entre le passé et le présent, tricotant discours narratif, descriptif et argumentatif, entretenant un effet de réel extraordinaire, surgissent non seulement Nerval et son oeuvre, sa vision du monde, mais aussi le narrateur, Denis Langlois, homme de Lettres, humaniste, défenseur des droits de l’Homme, ancien avocat qui s’adresse directement à Nerval à la deuxième personne du singulier, échange des idées avec lui, les commente comme si le poète était présent (« Tu réfléchis, tu rétorques »), s’immisçant dans ses ressentis (« d’un seul coup tu frissonnes… », « ta vue se trouble », « tu étouffes »), son vécu : « Là, ce n’est plus un signe mais une réalité. Elle t’ouvre les bras, elle te sourit ». Le narrateur pénètre l’univers intime de Nerval et en même temps il est traversé par lui. La biographie fondée sur des recherches, des lectures exigeantes et sérieuses, nourrie du vécu des deux écrivains, de leur amour pour le Liban, se lit comme un roman. En effet, seul le roman permet d’accéder à l’intériorité des personnages. Le Voyage de Nerval concilie la rigueur du travail de recherches proposant le déroulement détaillé d’événements et la richesse du roman permettant l’accès aux ressentis des êtres et à toute une atmosphère. Dans le magnifique ouvrage Le Voyage de Nerval fondé sur une connaissance profonde de l’oeuvre du poète, Denis Langlois ressuscite l’inoublié et inoubliable Nerval dont la folie était poésie. La fissure (« Je tourne la tête. Je ne l’avais pas remarquée. Sur la gauche de ta tombe, noire, irrégulière : une fissure ») sur la tombe visitée en 2020 est la concrétisation d’une fêlure intime, état de poésie permanent, irruption poétique au-delà du temps, clin d’oeil onirique du poète, passage permettant la migration de l’âme vers son Etoile : l’Orient.
(1) Nerval dans Sylvie, « Nuit perdue », chapitre 1
Pour avoir une idée d’autres ouvrages de Denis Langlois :
Merci à Annie Forest-Abou Mansour pour cette brillante chronique de mon livre. De quoi rougir sous le compliment. J’en suis d’autant plus touché qu’elle connaît bien l’Orient et plus particulièrement le Liban. Elle sait comme Nerval qu’on y échappe au temps, du moins pour un moment.
J’ai bien aimé l’expression « écriture du déguisement » qui sied si bien à Nerval. Comme tout écrivain, j’ai toujours été passionné par l’alchimie de la création littéraire et avec Nerval c’est à la fois une confirmation et une découverte. L’état de poésie permanent traduit bien chez lui son originalité et sa folie.
Encore merci. Voilà un très précieux encouragement pour mon éditeur La Déviation (qui est un ancien libraire) et pour moi-même.
Mais surtout ne nous privons jamais du plaisir de lire et de relire Nerval !
Un grand merci cher Denis Langlois.
Votre ouvrage constitue un éclairage précieux pour tous ceux qui s’immergent dans la lecture de l’oeuvre de Nerval.
Merci à Annie qui sait nous propulser aux quatre coins du monde et de la bibliothèque avec ses chroniques inventives. Une joie de retrouver l’ami Nerval et son Voyage en Orient ! Nerval, un long compagnonnage pour moi. Voilà qui me donne très envie de lire le livre de Denis Langlois. S’il s’est plongé dans Voyage en Orient au Liban, moi c’est durant mes années égyptiennes que je l’ai découvert.
A l’heure où les grands voyages sont à l’arrêt, (et où l’Orient est dévasté !) quoi de plus tentant que de refaire le « grand tour » jusqu’aux rives orientales de la Méditerranée. Embarquons-nous avec Nerval ! Il part pour l’Orient en décembre 1842 avec des espérances folles. Une renaissance, rien que ça ! Sentimentale, psychique, littéraire. Espoir de guérir de la perte de la femme aimée, mais aussi de la perte de sa « raison ». Après la mort de Jenny Colon, Nerval est interné en 1841 dans la maison de santé du docteur Blanche (pour ne pas dire « chez les fous » comme on le disait gaiement alors). Il s’agit de se prouver à -lui-même et au monde qu’il est sain d’esprit. Il faut dire qu’il vient d’être prématurément et publiquement enterré par un article de Jules Janin – le maître de la critique – déplorant la perte de la raison de ce « cher et doux bohémien de la prose et des vers ». Eloge assassin qui, sous les dehors de l’amitié, stigmatise le fol délicieux. Un meurtre social et littéraire.
Nerval compte donc sur ce voyage pour se remettre littérairement en selle. Voyage pénible, hasardeux qui exige une solide santé physique et mentale. Une épreuve qui prouvera à tous qu’il est guéri. Il espère aussi renouveler son inspiration, qu’il sentait tarie et en rapporter une grande œuvre. Ce sera Voyage en Orient qui ne sera curieusement publié qu’en 1851. Mais il a l’intention de donner des livraisons régulières du récit de ses aventures dans les journaux. N’oublions pas que Nerval, comme son ami Théophile Gautier, alimente la presse avec les feuilletons qui triomphent au XIXème. Travail ingrat dont il se plaint souvent, regrettant de ne pas avoir la fortune d’un Lamartine ou d’un Hugo. Oh ! Ce n’est pas d’ascension sociale dont il est préoccupé, mais de survie. Il tire toujours le diable par la queue, s’efforçant de placer articles et feuilletons. C’est ce qui explique le caractère composite de Voyage en Orient. C’est un montage, celui de deux voyages différents. Un premier voyage en Allemagne et dans les états alpins, datant de 1840 (publié par livraisons dans La Revue des deux mondes) et le véritable voyage en Orient. D’où la longue introduction « Vers l’Orient ». Il ne faudrait pas trop s’irriter des affabulations nervaliennes, elles sont son essence même. Quand on les croit trahir le réel, elles en disent la vérité profonde. Car au-delà de la nécessité pratique d’étoffer son récit – de tirer à la ligne – en y recyclant des textes antérieurs, Nerval fait fusionner les deux territoires de sa géographie mentale : Allemagne et Orient. L’Allemagne, autre terre maternelle (où est enterrée sa mère morte en Silésie dans la débâcle de la campagne de Russie). Nerval est le plus allemand des romantiques français, ayant traduit le Faust de Goethe à vingt ans.
Alors oui, Voyage en Orient est un montage, un fourre-tout, une somme. Celle des lectures labyrinthiques de Nerval. Les lectures ont précédé le voyage et l’accompagnent. Même au Caire, il dévore la bibliothèque de l’institut français. Aussi n’hésite-t-il pas à reprendre des pages entières de William Lane pour nous instruire des mœurs cairotes. Plagier, comme un Jacques Attali, « pomper » comme un collégien. Annie Forest, le souligne justement, la citation sans guillemets était courante à l’époque. Mais Nerval, par ces emprunts, désire lester son récit d’un substrat « scientifique ». Alors bien sûr, on peut y voir le palimpseste de ses lectures : Volney,Niebuhr et surtout la Bibliothèque orientale d’Herbelot de Molainville (plus fantastique qu’historique, déjà nervalienne avant la lettre). Nerval invente, fait du copié-collé, brouille les pistes, ment aussi délibérément. Et alors ? Il n’est pas devant une commission rogatoire. Et c’est bien d’œuvre littéraire dont il est question. Il a cette phrase qui me semble tout dire de sa manière de créer : « recomposons nos souvenirs ». Il fait de son voyage une œuvre intemporelle. Il ne le date pas, occulte des personnages réels ou en change les noms. Il gomme complètement son compagnon de voyage, Joseph de Fonfrède, un jeune homme obscur, équipé d’un daguéréotype et d’une fortune personnelle pour financer l’expédition des deux compères.
Le narrateur se campe en héros de roman. Il n’est pas que reporter, témoin, mais aventurier, personnage. L’aventurier se doit d’être seul, ouvert à tous les hasards de la route. Il ne s’agit pas seulement de voir, mais de vivre. Nerval se revendique anti touriste. L’horrible touriste anglais qui prolifère déjà sur les rives du Nil, avec son accoutrement, son drogman et ses précautions sanitaires. Nerval met donc en scène ses aventures, souvent avec une distanciation ironique. Ses aventures inventées ou transposées. Comme ses tribulations avec l’esclave javanaise – ce qui scandalise à bon droit Denis Langlois. Cependant c’est Fonfrède qui fit l’acquisition de Zeinab , ce qui réhabilite un peu Nerval… Même si ses commentaires sur « ces formes malheureuses qu’il faut bien s’avouer humaines » peuvent faire aujourd’hui grincer des dents si on oublie de les contextualiser. Nerval reste tributaire de l’idéologie de son temps, le début du colonialisme qu’il ne condamne pas, au contraire ! Il célèbre les conquêtes de la France contre l’ennemi héréditaire anglais !
Sur la position de Nerval, je ne serais pas aussi sévère que Denis Langlois. Sans doute Nerval est-il imprégné par l’idéologie de l’époque, il cautionne le colonialisme et l’hégémonie napoléonienne dans lesquels il ne veut voir que l’affranchissement des peuples par l’exportation des droits de l’homme. Il a le regard condescendant de l’Occidental sur « l’Orient », ce concept , né au XVIIIème siècle, à jamais dézingué par la magistrale thèse d’Edward Saïd, l’Orientalisme. Mais il a rêvé un temps de s’orientaliser, en fuyant les Européens, en apprenant des rudiments d’arabe, en adoptant le costume arabe, en se faisant raser la tête, en voulant habiter le quartier arabe au Caire. Il ne s’agit pas seulement de déguisement, il veut vivre comme un Arabe parmi les Arabes. Il va jusqu’à imaginer un instant une conversion à l’islam, un changement de camp qui équivaut à un changement d’être. En modifiant l’existence, on modifie l’essence. A quoi le consul de France lui rétorque : « Allons donc, est-ce qu’on se fait Turc ?(…) En se faisant musulman, on ne perd pas seulement sa foi, on perd son nom, sa famille, sa patrie, on n’est pas le même homme, on est Turc. » Mais c’est peut-être ce que Nerval souhaitait : être un autre.
On ne peut lui dénier aussi un véritable regard de « sociologue », même s’il est tributaire des préjugés européens. Il ne se contente pas d’observer les mœurs des populations en surface, il interroge les textes fondateurs des systèmes islamique, judaïque et chrétien. Pionnier de l’histoire comparée des religions et de la sociologie. Il admire en Orient le décloisonnement des classes sociales et la rationalité du système : « En Turquie, le sentiment de l’égalité existe sincèrement chez tous, et ce qui le soutient encore, c’est que tout le monde possède une instruction sommaire, suffisante pour tout comprendre et tout sentir, attendu que l’éducation est obligatoire, et que les gens de toute classe envoient leurs enfants étudier longtemps aux mosquées où on les instruit gratuitement. »
D’accord, Nerval triche avec le réel. Son itinéraire est falsifié. Quel sens donner à ce trucage ? D’abord la liberté de l’artiste, son refus de se calquer servilement sur le réel mais d’obéir à la nécessité interne de l’ œuvre. La longue introduction, phénomène de retardement qui promène le lecteur au nord, à l’est, avant de descendre au sud s’intitule Vers l’Orient. Comme s’il était sacrilège d’arriver en ligne directe à Alexandrie à bord d’un steamer en provenance de Marseille. Sacralité de l’Orient qui ne se dévoilera que progressivement. « Tricheur », « charlatan », faux-jeton » parce que son récit de voyage dérogerait aux lois du genre : le contrat de sincérité avec le lecteur ? En fait, il faut bien se rendre compte que Voyage en Orient n’est pas un récit de voyage, c’est un véritable projet esthétique. C’est pourquoi Nerval attendra près de dix ans avant de le publier, se contentant d’en donner des extraits au fil des ans dans la presse. Articles souvent aguicheurs par leurs thèmes « Les femmes du Caire » qui font rêver de harems et de hammams, déjà des poncifs à l’époque. « Tas d’œufs frits dans de vieux chapeaux », comme aurait dit le petit Rimbaud. Il faut bien appâter le public ! Cependant, ceci n’est que le premier enjeu du voyage, le reportage littéraire, l’enquête, les choses vues, car Il y a le Nerval journaliste et il y a l’autre… le poète, le veuf, l’infortuné, Orphée, Hakem, Adoniram. La liste de ses avatars serait interminable, chez lui tout se dédouble à l’infini.
Le deuxième enjeu du voyage est la quête spirituelle. Quête de la femme, entreprise faustienne, comme Faust descendu aux Enfers à la recherche d’Hélène, Nerval a l’espoir de retrouver Jenny Colon, transfigurée, déifiée. On sait la théomanie de Nerval qui assimile Jenny à la divine Balkis, la reine de Saba, mais au-delà à Isis, à Marie. L’Orient, où le soleil se lève est la patrie primitive, la « matrie », lieu de naissance des religions mais aussi de la vie. « J’avais bien senti qu’en mettant le pied sur cette terre maternelle, en me replongeant aux sources vénérées de notre histoire et de nos croyances, j’allais arrêter le cours des ans, que je me refaisais enfant à ce berceau du monde, jeune encore de cette jeunesse éternelle. » Au Liban (dont il relève l’étymologie laban = lait) il a l’impression de découvrir la terre « sans mal », d’avant le péché originel.
C’est au Liban qu’il éprouve plus que jamais la tentation de rester. Voyage sans cesse arrêté, qui renoncerait au retour, pris au piège de la sédentarité. Ce projet de mariage en Orient, ébauché au Caire semble bien prêt de se concrétiser au Liban où Nerval tombe amoureux d’une jeune Druze. Pour elle il est prêt à se convertir. « Plus disposé à tout croire qu’à tout nier », il avait déjà été séduit par le polythéisme antique à Cythère, par l’Islam au Caire, Il veut maintenant embrasser la religion druze dans laquelle il se reconnaît, lui, l’initié, le « fils de la veuve ». Il n’hésite pas à dire que les Druzes sont les Francs-maçons de l’Orient ! Quête de la femme, quête de soi, quête de la Divinité. Tous ces mobiles convergent dans Saléma, l’Akkalé. Une fois de plus, au rêve succède le désenchantement. Sa demande est rejetée car on ne se convertit pas à la religion druze, « l’encre est sèche, la plume est cassée. » On peut dire que le voyage avance à partir de ce motif sans cesse repris : la promesse d’un idéal qui s’évanouit dès qu’on croit l’appréhender. C’est parce qu’il a bien compris que le voyage est l’ennemi du rêve que Nerval fera de Voyage en Orient bien autre chose qu’une simple empreinte photographique du réel. Et tant mieux si le daguéréotype de Fonfrède a grillé dans la touffeur égyptienne ! Le véritable Orient reste celui du rêve, l’Orient mythique. D’où les trois étranges contes qui ouvrent cet inclassable « roman » sur d’autres dimensions plus mythologiques qu’historiques : Le songe de Polyphile à Cythère , l’Histoire du calife Hakem au Caire et l’histoire de la reine de Saba pendant les nuits du Ramadan à Istambul.
Enfin, j’arrête ! Car si un livre a mérité le titre d’histoire sans fin, c’est bien ce livre patchwork, sans forme, qui contient tout le savoir et toute la folie de Nerval, le réservoir d’Aurélia, des Filles du feu des Chimères, des grandes œuvres à venir. Sans compter ce « charme » dont parle Stevenson, charme typiquement nervalien qui ne s’enseigne pas dans les ateliers d’écriture.
Et je vais m’empresser de lire Le voyage de Nerval de Denis Langlois. Promis !
Chère Carine, entre l’ouvrage très documenté et nuancé de Denis Langlois et ton message approfondi et riche, – une véritable étude complète de Nerval- , les lecteurs vont devenir des spécialistes du poète.
Deir el-Kamar, Liban,
Chère Carine,
Vous souvenez-vous de moi? Nous nous étions rencontrés au Salon Littéraire de Balma (Toulouse) en 2003 ou 2004, autour de mon livre « Le Berceau du Monde, Orient-Opéra »,(édition Verticales, Le Seuil, Phase Deux Gallimard), dont le personnage central incontournable, essentiel, est Nerval. A son sujet vous m’avez paru très enthousiaste. Nous nous retrouvons ce bref moment aujourd’hui autour du livre de Denis Langlois sur Nerval, et je vois que nos vues, vous et moi, concordent parfaitement.
En attendant de recevoir de vos (bonnes) nouvelles, veuillez recevoir ces marques d’amitié.
Vous pouvez toujours me joindre à mon téléphone portable au 009613003595
Fady Stéphan