La Maison de Marie Belland
Denis Langlois
Editions de la Différence. (2013)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
L’arrivée d’un couple d’écrivains dans l’ancienne ferme de Marie Belland nichée au cœur d’une forêt broussailleuse vient rompre la vie monotone et sans saveur des villageois de Cronce. Qui sont « ces sculpteurs de mots » (…) « qui ont eu l’inconscience » d’aller s’enterrer dans un lieu inaccessible, invisible sur les cartes du cadastre, véritable décor lacunaire ?
Dans La Maison de Marie Belland, Denis Langlois brosse avec un grand souci d’exactitude le tableau d’un petit village auvergnat et de ses environs : « Continuez vers le bourg. Vous ne pouvez pas le manquer, juste après un cimetière gris un peu en surplomb, qui a tendance lui aussi à déborder sur la chaussée en temps de neige ou de pluie, avec les conséquences que vous pouvez imaginer ». D’emblée le roman s’ancre dans le réel avec des repères spatio-temporels précis donnant à voir la vie monotone (« à Cronce, il n’y a pas grand-chose à écouter ») et répétitive de villageois à la mentalité bien rurale. Les hommes du village se regroupent toujours dans leur lieu de rassemblement préféré, le café de la « mère Fageon ». Ces ruraux, qui évoluent dans un quotidien sans relief, sont tous caractérisés en quelques mots de façon réitérée : « Terrisse, le maigre, pisteur de gibier de son état », « Sicard, un gars aux cheveux longs couleur filasse », « Jarlier le chauve moustachu, Finiel le maçon », « Moulharat, le retraité » et sa bouteille d’eau minérale de Volvic, le petit Coutarel, « messager des écrivains »… Ces êtres banals, ordinaires, à l’identité crédible sont tous des personnages typés, aux traits pittoresques succincts, dotés cependant d’une intense densité. Le roman prend un peu l’allure d’une étude sur la société rurale, sa façon de penser, de réagir, face, par exemple, à l’arrivée des vacanciers chaque été qui apportent une certaine diversion au village et surtout de l’argent comme le souligne avec humour le narrateur : « La mère Fageon se réjouissait de leur arrivée et en leur honneur augmentait ses tarifs ». Mais ces « étrangers » intrusifs, envahissants perturbent en même temps la vie calme de Cronce : « Tous ces individus qui apparaissaient à date fixe comme les champignons ou les sauterelles et se croyaient ‘intégrés’ ne se doutaient pas qu’ils n’appartenaient pas ou plus au village ». A l’instar des sauterelles ou des champignons, ces citadins se propagent en grignotant la paisible ruralité.
L’énonciation à la deuxième personne du pluriel renforce la vraisemblance de l’intrigue, « Si vous cherchez le village de Cronce … », prouvant en même temps la volonté du narrateur de situer précisément son histoire dans un texte affirmatif au début de l’ouvrage à la faveur de l’emploi du passé composé, forme verbale exprimant un événement achevé et certain au moment où s’exprime le locuteur : « Ils ont loué » ou le plus que parfait, expression de l’accompli : « on ne savait rien d’eux, juste qu’ils avaient loué la maison de Marie Belland ». De surcroît, des preuves sont données sur la présence des écrivains : « Les compteurs installés au Giberté avaient recommencé à tourner ». Le lecteur saisit l’univers rural et pense être confronté à un témoignage sociologique réaliste.
Mais progressivement, avec une grande subtilité, le narrateur se dégage de la réalité pour atteindre au mystère par des objets banals au début comme une lettre, une grosse pierre…qui se dérobent après avoir été trouvés et soulèvent surprise et angoisse chez les protagonistes. Le fantasme de la statue vivante, avec la tête décapitée, se met en branle, imperceptible petit clin d’œil au passage à La vénus d’Ille de Mérimée. Les actions et le temps dérivent : « on a l’impression qu’ici il n’y a plus de temps, on est tous paumés. On n’a plus de repères ! ».Des phrases, des mots, des questions glissées dans le texte véhiculent brusquement le trouble, le doute : « on sentit que le doute s’était insinué ». On ne sait plus si les témoignages ont été vus, entendus ou imaginés. Des halos de souvenirs émergent. Très vite le mystère s’installe. Une menace imprécise rôde. La forêt, univers normal en apparence, semble dotée de pouvoirs maléfiques, hostiles. Des légendes et des rumeurs s’attachent à elle et à la maison Belland, entourée d’une espèce de mystère fondamental, provoquant des réactions affectives violentes chez ceux qui en parlent. Taillandier, homme sobre et rationnel entre au café, « livide. Vert comme les feuilles ». Les écrivains à l’absence intensément présente, personnes énigmatiques, objets de curiosité pour des ruraux qui lisent peu, envahissent les esprits, les conversations. Le passé ressurgit avec l’histoire de Marie Balland, fille-mère, figure de la marginalité, et surtout avec l’apparition subite sur la route de « gens habillés pareils qu’autrefois », espèce de mirage étrange. L’angoisse de la mort hante graduellement les esprits : « Un jour, notre demeure ne sera plus une maison, mais une tombe de cimetière ». Un univers mortifère s’impose avec une puanteur inhabituelle : « (…) ça pue ! – Je vous le dis une bête crevée », des sons sinistres, (« un hibou hululait lugubrement »), la présence d’un «feu follet », la macabre comédie de l’ouverture de la tombe, la lettre des écrivains qui annonce « qu’un jour nous allons mourir ».
Le rationnel bascule dans l’insolite avec la pléthore imaginaire qui circule autour de la maison Belland – cette maison effacée de l’espace -, des objets qui apparaissent, disparaissent puis réapparaissent, du couple des écrivains que personne n’a jamais vu. Le texte se lit graduellement dans son étrangeté, se dit quand il ne se dit pas, s’évapore au détour d’une phrase. Le lecteur est en même temps confronté à un roman d’initiation dont on ne revient pas. La maison de Marie Belland constitue le rêve et le cauchemar des villageois. L’enfant Coutarel et Alexandre Vales finissent pas s’engloutir, par se perdre dans ce lieu mystérieux.
Cependant tout ce mystère souvent mortifère n’a rien de pathétique. Des clins d’œil pleins d’humour sont maintes fois lancés au lecteur lorsque le narrateur compare les vacanciers à des champignons ou à des sauterelles, que Lafont découvre à cause de l’arrivée de ces indésirables vacanciers que « cette année juillet et août ont trente et un jours » ou lorsque Masseboeuf lance à la mère Fageon : « Si on te fait fermer ta boîte, ça deviendra une maison close… ». L’humour domine avec Taillandier et son tracteur symbole de sa virilité, une virilité imposante, humanisée : « mais les bruits de la virilité couvrirent sa voix ». De surcroît, c’est Taillandier qui découvre la tête de la statue, mutilation symbolique en psychanalyse, la décapitation pouvant connoter la castration.
La maison de Marie Belland raconte une histoire à la fois rigoureuse et onirique. il existe tout un entrelacement subtil de la réalité et du fantastique. Ce dernier, sans pléthore de signes, avec essentiellement une maison hors du temps et de l’espace, s’applique toujours à côtoyer le vrai. Le matériau est réel, mais à force d’être réel, il ne l’est plus. En le poussant à son point extrême, le narrateur crée une fissure, glissant des éléments mettant en éveil le lecteur qui voudra bien s’en souvenir. Le fantastique de Denis Langlois est à la fois un fantastique de situation crée par la présence d’objets brusquement déroutants et un fantastique d’écriture qui pose des indices surprenants, laissant une grande part à la subjectivité. Avec Denis Langlois, le rationnel bascule dans l’insolite pour le plus grand plaisir du lecteur.
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