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Parenthèses

17/05/2024 | Livres, Poésie | 1 commentaire

Parenthèses
Chantal Dupuy-Dunier
Les écrits du Nort, Editions Henry (2023)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Parenthèses de Chantal Dupuy-Dunier Un hommage à des parents défunts

 Parenthèses est un diptyque poétique lyrique, tragique et pathétique dans lequel la poétesse et écrivaine Chantal Dupuy-Dunier (1) rend hommage à ses parents défunts, à ce père, comme le dit l’exergue «passé dans la dimension du manque», à cette mère dont elle n’a pu prononcer l’éloge lors de ses funérailles : «Moi muette / pas un poème lu, / étranglée», tant l’émotion était forte. Des années plus tard, elle rédige un recueil poétique pour compenser son douloureux mutisme et crier l’inconcevable.

Un cri contre l’absurdité

 Parenthèses  propose des poèmes narratifs sur le temps qui passe, la vieillesse et surtout la mort, dite sans détour, dans sa réalité la plus concrète, la plus crue, loin de la consolation de l’au-delà et de l’éternité, loin de l’espérance d’une communion avec le divin :  la mort «Pour de vrai»…/ Pas la mort grimée des histoires et des croyances vaines». Chantal Dupuy-Dunier dit l’absurdité de la mort, la séparation, le manque, le deuil. Elle hurle surtout l’horreur de la mort, l’impensable, l’effroyable, l’inacceptable ( «Un visage en décomposition…/ Comment peut-on perdre son visage, / ce qui nous révèle aux autres ? »)  : le corps réifié, décomposéet ton corps qui se délite», «à toi qui ne possède plus d’oreilles, / bientôt deux petits trous / de chaque côté du crâne» ), le corps dévoré par les vers, «Et les vers ….Non ! // Ton ventre, d’où je viens. Vaine vendange des vers, / ton sang absenté de tes veines… Non ! » ou le feu de la crémation. Sa mère, «(…) (les) vertèbres broyées dans l’urne», elle «toute entière dans ce vase», devenue «la plus petite des matriochkas, / une poignée de poussière à l’intérieur d’une urne, / dans un tombeau / dans un cimetière». Le néant, l’horreur, aux antipodes des êtres aimés que ce père et cette mère furent, retrouvés sur des photographies, («Tu n’as que vingt ans, / étudiant aux Arts et Métiers, à Aix. / En maillot de bain sur une plage, musclé») et  dans les souvenirs : «Tu te souviens : Tu m’apprenais la carte du ciel / dans le ciel limpide de Bonnieux». Leurs qualités («Tu étais si présent, si généreux avec tous»), leur jeune beauté,  («Belle, si belle ma mère»). Tout si vain, si dérisoire, tout disparu à jamais : «Au fond, c’est ça la mort, comme si nous n’avions jamais existé…». Il ne reste à la poétesse qu’à faire défiler les souvenirs, effectuer un retour sur le passé de ses parents, leur histoire, leur vie avec ses joies,  ses peines, ses difficultés : ce père «fils de paysan devenu ingénieur», «Après la sieste, le dimanche, / on jouait à la pétanque près du puits,/ entre le platane et le hangar où le grand-père remisait la batteuse», la mère, comme le souligne le leitmotiv,  si belle, à seize ans, à trente ans sur les photographies retrouvées, devenue «presque fantôme» sur les derniers clichés. Tout est éphémère :  le temps passe inexorablement, irrémédiablement.  L’écriture tente vainement de le capturer, de le figer, mois après mois dans une succession de poèmes : «Un mois déjà. / Là-haut, ton corps se dissout petit à petit…», «Deux mois déjà. / Là-Haut, ton corps se dissout petit à …»/ «Trois mois déjà. /Là-haut, ton corps se dissout petit…», «Quatre mois déjà. / Là-haut, ton corps se dissout…», «Cinq mois déjà. / Là-haut, ton corps se…», «Six mois déjà, la moitié d’une année. / Là-haut ton corps…»/ «Sept mois déjà./ Là-haut, ton…», «Huit mois déjà. / Là-haut…», «Neuf mois déjà /…», neuf mois, le temps d’une naissance, mais une naissance inversée,  désagrégeant progressivement  le corps dans un refrain lancinant, avant de le pulvériser dans le néant matérialisé par les vers rongés petit à petit comme le corps paternel et par les points de suspension, consomption de la phrase.  Image obsessionnelle de ce corps qui se délite. Vision surréaliste et visionnaire : corps transformé, mêlé aux éléments, devenant nutriment pour la faune et  la flore,  («Mon père de terre et d’eau désormais, / tes fluides irrigueront les lavandes,  / les lambeaux de ta peau se mêleront / aux écorces tombées du platane, / les fibres de tes muscles nourriront les grives»), «laisse de mère», «(…) viscères abandonnés sanguinolents // sur l’estran». L’expérience terrible du fragmentaire et du tragique.

 L’éternité de la poésie

 Chantal Dupuy-Dunier dit ce qui fut et ce qui est désormais dans des textes ancrés dans le réel.  Les personnes  et les lieux nommés, Colette, Bonnieux, la Durance, Mont d’Or, la tragédie de la fin de vie affichée Fauteuil roulant, / Couches, / viande hachée, / passages obligés dans ce lieu / où les hommes n’ont plus le droit d’être des hommes… / Langage brouillé, / codes différents, ceux de la mort proche. La maison de retraite devenue pour la poétesse, «maison de retrait»  où le résident,  privé de son passé et de ses attaches, attend la mort dans la solitude, loin des enfants, désormais âgés eux aussi, («(…) les enfants qui habitent trop loin. / Qui ont aussi vieilli, / ne conduisent plus guère, / et c’est si compliqué les changements de train»), à qui il a donné la vie, à qui il a tout donné.  «Elle n’a quitté aucun de ses quatre enfants, / elle est morte,        seule         ». L’adjectif accentué, isolé au centre de la page,   mise en relief de l’intolérable solitude. Réalité atroce, difficile à appréhender, à concevoir, («Une mère cadavre, ça n’existe pas», «Une mère cendre, ça n’existe pas»), difficile à dire, difficulté exprimée par de nombreux points de suspension.  Mots tus, arrêtés, dans l’impossibilité de continuer : vide dans la vie,  béance dans le récit. Mais la fille orpheline, malgré tout, arrive à jouer avec l’écriture, les répétitions, les figures de style, les mots que le père lui a offerts : «C’est toi qui m’as offert les mots-jouets, / pas ceux de tous les jours, / les outils de la poésie». Les mots poétiques, eux, continuent à vivre, à exister, contrairement aux parents.

La chute tragique du dernier poème consacré au père, «Tu t’es définitivement tu», expression du silence définitif, se décline subtilement dans le recueil, «Sédiments, / C’est dit Maman,/ tout est brisé», dans le titre, Parenthèses, paronyme de «parents taisent», tout est dit, tout est fini. Heureusement, la poésie accorde l’éternité. Parents absents, mais immortalisés dans le recueil poétique, et présents, nichés au creux des mots-jouets qui résonnent en point d’orgue : « Vague après vague, / les flots recouvrent ton tableau d’une gouache outremère », « Ecriture devenue orpheline,/       bancale,/       privée de repère ». La Beauté vibrante de l’écriture née de l’inacceptable laideur de la mort !

 Un memento mori

 Parenthèses est le tombeau des parents défunts (« Tu, mon père, / pour toujours entre les parenthèses en bois / des planches de ton cercueil »), un Memento mori, l’intime s’ouvrant sur l’universel, rappel cruel,  émouvant et triste de notre mortelle condition, miroir pour la poétesse (« Chaque jour me rapproche de toi. / Je te rejoins au carrefour de nos rides / et de notre pâleur. / J’accosterai un jour prochain à ton rivage ») et pour tout un chacun.

 (1) D’autres ouvrages de Chantal Dupuy-Dunier

1 Commentaire

  1. Chantal Langlois

    Un immense merci pour votre remarquable travail d’analyse, chère Annie. Vous savez comme personne pénètrer une écriture, mettre vos pas dans ceux d’un auteur. J’ai pleuré d’émotion en lisant votre note de lecture de « Parenthèses ».

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