La langue du pic vert
Chantal Dupuy-Dunier
La déviation (2021)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Après la poésie, le romanesque
Après la publication de nombreux recueils poétiques (1) qui lui ont valu des distinctions comme le prix Artaud en 2000, Chantal Dupuy-Dunier s’embarque désormais avec La langue du pic vert dans une équipée romanesque. Cette amoureuse des mots propose avec une écriture ciselée et mélodieuse un ouvrage où le lexique et les images résonnent dans l’esprit et le coeur de son personnage principal et dans ceux du lecteur. Elle emporte ce dernier dans le mystère de sa langue musicale comme les piverts emportent son héros dans un ailleurs protecteur et salvateur.
Le pouvoir des mots
Le pouvoir des mots vecteurs d’informations et d’émotions ! Leur incroyable puissance sur le cerveau. Le pouvoir d’une phrase prononcée par le guide d’un musée : « Le pic vert enroule sa langue autour de son cerveau pour le protéger contre les trépidations quand il fore les arbres ». Une révélation attendue, sans qu’il le sache, pour Sylvain Breuil, un aide-soignant de dix-huit ans.
Une vie toujours bousculée
Tout est signe dans la vie de Sylvain «commencée dans de tragiques circonstances ». Sa naissance a coûté la vie à sa mère. Une empreinte douloureuse ineffaçable dans son conscient et son inconscient. Jamais son anniversaire, – date de son arrivée dans la vie et fin tragique d’une autre – , n’a été souhaité. « Mais son enfance s’est déroulée d’une manière à peu près heureuse, dans la stabilité d’une institution laïque, où des éducatrices lui prodiguaient une affection authentique et où d’autres fillettes jouaient le rôle de soeurs ». Sa vie s’est écoulée sans remous : « Sylvain a fait des études moyennes, sans vagues (…) Ses enseignants, les voisins, la famille s’accordent à dire que Sylvain a été un enfant particulièrement docile ». Malheureusement, alors qu’il a dix-huit ans, son père, de quarante-six ans, sombre progressivement dans la maladie d’Alzheimer : nouvelle tragédie pour Sylvain, être fragile, abandonné, bien involontairement, par sa mère, désormais oublié par son père. Le début des pertes de mémoire paternelles coïncide avec la visite au musée et le basculement de la vie de Sylvain. Le jeune homme, suite à la visite à « la Maison de la Ligue pour la protection des oiseaux de la Volte », se passionne de façon obsessionnelle pour les piverts, des « oiseaux fabuleux » pour lui, qui vont l’enlever vers un ailleurs tutélaire, dans une quête de l’immortalité. Un voyage initiatique sans retour !
Des sons apaisants
Le rêve devenu folie s’insinue furtivement et lentement dans un univers romanesque au début solidement ancré dans le réel. Mais comme le rapporte la narration en focalisation interne « se produit l’événement. Sur le mur de gauche, juste au-dessus de la télévision apparaît un bec effilé. Un pic vert sort du mur, traverse le salon et achève son trajet sur le mur opposé, suivi immédiatement par d’autres pics verts ». Après la visite au musée, c’est, chaque soir, un défilé ininterrompu dont « le manège s’accélère ». Les piverts reviennent à heure fixe, impatiemment attendus par Sylvain. C’est comme si sa vie avait commencé au moment où il a entendu la phrase du guide les concernant.
Au début tout semble avancer de façon monocorde, avec des rétrospectives, des souvenirs. Puis, après le musée, les problèmes du père, la découverte de l’univers des picidés, la rencontre avec Stanislav. l’ami bègue qui scande les mots comme les piverts martèlent le tronc des arbres, la notion du temps évolue. Alors que le père a arrêté le temps, vivant au milieu des meubles choisis par sa défunte épouse, le temps se précise, passant d’indéterminé (« un soir ») à déterminé : « Aujourd’hui est le 12 juin », jour de naissance et de mort. Le déroulement du temps commence à s’accélérer. Les dates indiquées se succèdent de plus en plus vite. La vie pour Sylvain devient de plus en plus riche, protégée par « les bruits répétitifs qu’il aime », univers sonore au rythme binaire, rythme des battements du coeur, loin du « silence originel » de sa mise au monde mortifère. Rappel d’un « bruit très ancien qui provenait d’une veine qui battait près de sa peau, contre ce qui allait devenir son oreille ». Empreint de ces sons apaisants, réconfortants, morcelant chaque mot, Sylvain crée une langue : « Sylvain écrit pic vert ». Il fait éclater la langue, devenant ainsi un poète ailé. Lui, mal à l’aise en société, être solitaire, se sent en confiance avec Stanislav dont la langue « fonctionne pour (lui) comme la langue des pics ». Les sons saccadés le plongent dans espèce de monde in utero, souvenance inconsciente apaisante.
Un univers de signes
Durant les vacances estivales, Sylvain se rend à Cronce chez son oncle et sa tante. Un lien très fort l’unit à la nature auvergnate qu’il s’approprie par la marche, les sensations toutes mobilisées à la recherche des piverts. Sylvain est heureux parmi les oiseaux, auteurs de vibrations tambourinantes, au cri si particulier : « Kik-waitwaitt, Kik-waitwaitwait », « Kiakkiakiak ! Kiakiakak ! Kiakiakiak ! Kiakiakiak ! Kiakiakiak ! ». Il les observe, les écoute, communique avec eux. Il se met à « penser pic vert ». « Ses idées se présentent désormais à lui sous forme de séquences vives et hachées, fragmentées comme une sorte de morse ». Il devient pivert : « Sylvain se lève pic vert, pense pic vert, écrit pic vert, se couche pic vert, vit pic vert ». Sa vision du monde est pivert : « Une vipère écrasée trace le c de ‘pic’ en bordure du fossé droit ». Et surtout, il veut acquérir la résistance du pivert, arriver à préserver son cerveau car « cela ne peut que lui assurer l’immortalité ». Tout devient signe, véhicule de nombreuses connotations, pour Sylvain. Il donne du sens à tout ce qui l’entoure. Déjà son patronyme prévient les dangers : « S’appeler Sylvain Breuil n’est pas sans risque. La double étymologie sylvestre – en vieux français ‘breuil’ signifie bois – recèle bien des dangers ». Le bois signifie la mort dans l’esprit de celui qui est né du néant : « Sylvain s’est toujours représenté sa naissance comme une scène immobile, une peinture figée, dans laquelle un petit garçon émergeait seul d’un corps ligneux, passif, sans contractions, d’un morceau de bois inerte ». Lui se sent « du côté du bec », du côté du martèlement, du côté de la vie. Pourtant, il est dans une vie non vie. Passif, Sylvain est dirigé par les autres dans son quotidien, (« Sylvain éprouve (…) la nécessité d’être dirigé, au sens premier du mot. Il a besoin que l’on balise son chemin »), dans sa vie sentimentale (« Il la laisse choisir à sa place, comme il le fait avec Joël ou Noël, ou comme il le faisait avec son père auparavant »). A Cronce, il a rencontré Françoise, petite fille de paysans, intelligente, diplômée, naturelle. Elle lui avoue son désir. Devant elle, Sylvain n’est qu’un enfant. Elle prend toutes les initiatives, acceptées au début par Sylvain qui la considère comme une émissaire des pics. Mais très vite, la folie gangrène leur relation.
Renaître autre
De retour de vacances, loin de Cronce, la forêt se déplace dans l’esprit de Sylvain. Le chantier du « site du futur Multiplexe » devient une « forêt métallique », « une forêt de grues » avec une somptueuse grue, plus grande que les autres, aux couleurs des picidés. Imitation cacophonique de la nature auvergnate. C’est là que Sylvain va devenir immortel, annulant la mort en s’anéantissant dans le vide comme l’oiseau plonge dans l’air. Il devient oiseau, renaît autre. Pour lui, la mort est la vie. C’est le retour symbolique vers la mère au propre et au figuré comme l’infèrent certaines expressions polysémiques : « plongée au sein de la matrice », « la dure-mère ».
Sylvain a constamment recherché cette mère dont l’unique photographie l’accompagne toujours. Il tente de combler inconsciemment son absence, source d’angoisse, par des substituts . Il n’est pas innocent, en effet, que ce soit la femelle pivert qui appelle toute son attention. Françoise, caractérisée par ses seins graciles, loin des volumineux seins nourriciers appartenant à l’imaginaire d’une maternité triomphante, ne peut quant-à-elle, malgré toute sa tendresse, apporter un soutien à Sylvain, comme Nicole, la voisine «au physique de vamp » jamais remarquée par Sylvain, trop éloignée de l’image maternelle. Devenir pivert, c’est enfin retrouver la mère pour l’éternité.
L’aventure d’une écriture
L’écriture de la narratrice véhicule des connotations révélatrices de la poétesse capable de dépasser les apparences, de voir l’invisible et de le dire. Révélatrices aussi de la psychologue remplie de compassion, capable de s’immiscer dans l’esprit et le ressenti d’un être en souffrance émouvant et sympathique confronté à la cruauté de la vie. Toutefois, elle raconte des choses tragiques sans verser dans le pathos qu’elle casse avec des effets d’humour qui renouvellent souvent des clichés : « des vaches (…) aux yeux à damner un taureau », « le cantonnier qui ne sait où donner de la faux », « Le sansonnet ( … ) lui a emboîté le vol », « Patricia Lombard est native d’Arles et Stanislav est heureux que cette Arlésienne-là ne soit pas invisible », « Elle disserte seule en bâtissant des châteaux dans le midi de la France », « un ange passe, à moins que ce ne soit un pic vert ». Son écriture crée un monde nouveau dégagé du voile que l’habitude empêche de percevoir. Elle permet au lecteur de pénétrer ses esthétiques paysages intérieurs ainsi que l’univers de rêve et de folie de Sylvain. Elle extrait la beauté du réel avec douceur et une pincée d’humour comme lorsqu’elle présente le chat noir : « L’animal est noir avec l’extrémité de la queue blanche comme si le Créateur l’avait tenu par là entre deux doigts, afin de le tremper dans un pot de peinture », avec tendresse quand, en quelques traits descriptifs, elle donne à voir l’émouvante fragilité de chatons nés depuis peu : « petites choses aux pattes écartelées et aux paupières closes ». Son regard s’attarde avec légèreté et subtilité sur toutes les formes de la réalité observée qu’elle capte en quelques mots chaque fois précis et bien choisis.
La Langue du pic vert de Chantal Dupuy-Dunier est un magnifique et touchant ouvrage d’une grande richesse poétique et psychologique sur la tragédie d’un enfant sans mère qui s’enfonce inexorablement dans la folie.
(1) De la même autrice : des chroniques pour la connaître :
– Les compagnons du radeau
– C’est où poézi ?
Un immense merci à vous pour cette belle chronique de mon premier roman.
Vos analyses sont toujours remarquables, très fouillées. Il est vraiment agréable pour un auteur de se voir lu aussi attentivement, de découvrir que son travail a été compris jusque dans les moindres détails. Je vous en remercie du fond du cœur.
Chantal Dupuy-Dunier