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Un Jardin au désert

14/05/2019 | Non classé | 0 commentaires

Un jardin au désert
Carine Fernandez
Les Escales (2019)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Image jardin.jpgComme La Servante abyssine, La Comédie du Caire , La Saison rouge (1) ou Le Châtiment des Goyaves (2), Un Jardin au désert se déroule en Orient où Carine Fernandez passa sa jeunesse. Ayant vécu treize années en Arabie Saoudite, elle connaît intimement ce pays dont le lectorat occidental, l’esprit de surcroît souvent truffé de clichés à ce sujet, ignore ce qui s’y passe vraiment.

Avec la parution en 2017 de son précédent ouvrage Mille ans après la guerre (3) qui plongeait les lecteurs dans la tourmente de la guerre civile espagnole, nous pouvions supposer que Carine Fernandez avait tourné une page de son monde imaginaire. Mais avec Un jardin au désert, l’auteure prouve qu’elle est encore hantée par cet Orient contemporain, objet de fascination et d’insatisfaction, d’amour et d’inimitié, lié à une grande partie de sa vie.

Dans ce dernier roman, Carine Fernandez embarque le lecteur dans l’histoire familiale de Talal Bahahmar, un riche septuagénaire prétendument de sang royal, venu « de la terre rouge du Wadi Hadramout », le Yémen, au Sud de la Péninsule arabique. Grand amoureux des femmes, « marié dix fois, divorcé huit », il vit depuis six mois loin de son immense palais, isolé comme un misérable ermite dans sa palmeraie, ni par sainteté ni « pour épater la galerie ». En effet, « Personne ne savait pourquoi il s’obstinait à vivre en ermite dans cette masure. Une lubie de millionnaire ». Le lecteur, quant à lui, découvrira la raison de cet éloignement à la fin de l’ouvrage !

Dans son ermitage et dans cette société saoudienne très hiérarchisée, où les serviteurs sont considérés comme inférieurs, Talal se lie d’amitié avec Rezak, son jardinier. Il faut dire que Rezak est loin des « larbins » auxquels Talal est habitué. Le jeune Egyptien de vingt-sept ans qui « pouss (e) la délicatesse jusqu’à travailler avec des gants » est un véritable rhéteur, un savant bien éduqué, expert-comptable dans son pays d’origine. Admirant ses compétences et ayant confiance en lui, Talal lui montre les comptes de son entreprise. Le jeune homme constate de nombreuses anomalies et des pertes financières exorbitantes. Le vieil homme décide alors de quitter son refuge et de rentrer chez lui en compagnie de Rezak devenu, malgré lui, son conseiller, afin de gérer la Bahahmar Trading Corporation que Khaled, son fils préféré, dirigeait pendant son absence. Depuis la mort de Saleh, son frère aîné, c’est en effet Khaled qui représente la famille. Une grande famille, « une galaxie mystérieuse et dorée, en perpétuelle expansion, qui tourbillonn (e) autour du patriarche ». Une grande famille composée de trois fils, Khaled, Sultan et Amin, de leurs épouses et de leurs enfants. Dans « la gigantesque villa de marbre blanc coiffée d’une coupole en céramique turquoise qu’on appela en toute simplicité ‘le palais’ » du patriarche, vivent Sitt Fatma, la vieille mère de Talal, usée par le poids des ans, la première conjointe, la douce Mama Aïcha, « la gardienne des secrets », que Talal ne voulut jamais répudier et à qui il confia sa mère convaincu qu’elle serait « pour l’aïeule la plus attentionnée des compagnes » et Dahlia, l’enfant que Khaled a eu avec sa première épouse anglaise. Dahlia, jolie jeune fille intelligente, impulsive, dotée d’une forte personnalité, « La véritable mtresse de la maison (….). La Raïssa, le chef », arrachée à dix ans à sa mère par Talal, élevée par Mama Aïcha et son grand-père qu’elle mène désormais quasiment par le bout du nez. « Petite peste » insolente adorée par son aïeul qui n’aurait jamais toléré la même insolence de la part de ses fils et de ses petits fils. Talal et Dahlia, deux personnages qui fédèrent toutes les histoires tricotées dans cette saga familiale intimement unie par la filiation (« (Ils) se seraient tous fait hacher comme viande à farcir plutôt que de trahir un Bahahmar »), l’argent, roi dans la société saoudienne, et le secret.

Dans ce roman réaliste polyphonique, à la structure non linéaire, de nombreux personnages fortement typés, avec leurs tics (les Bédouins qui se grattent « la verge à travers l’étoffe du thob » ! : constat mais aussi symbole de l’homme qui n’est que sexe dans cet univers,)se croisent avec leurs secrets. En effet, Talal, Rezak, le père de ce dernier, la mère de Dahlia, chacun a un ou des secrets. Lors d’un moment d’échanges, Rezak se confie au vieil homme qui retrouve avec lui son passé, sa jeunesse. Il lui révèle, malgré lui, son secret. Ses paroles réveillent des souvenirs chez Talal, lui rappellent son amour pour la ville joyeuse et libre du Caire, pour « l’Egypte des pauvres », pour le peuple égyptien rempli « d’espièglerie ». Des secrets et l’amour pour l’Egypte unissent les deux hommes. Une complicité s’installe progressivement entre eux. La relation maître/serviteur bascule. Une relation quasiment filiale de confiance, d’amitié, s’établit entre eux. Rezak devient même davantage qu’un fils pour Talal, il « est la projection de son moi idéal, de sa jeunesse fantasmée ». Et ce n’est pas le jeune homme qui abuse de son pouvoir sur un vieillard affaibli par l’âge. C’est l’inverse qui se produit : « Talal avait exercé son pouvoir de séduction, peut-être à son insu, il n’y pouvait rien (…) Il s’était approprié l’esprit du jeune homme, se l’était indéfectiblement attaché, en avait fait son homme lige à la manière des seigneurs féodaux. Rezak se serait fait trancher la tête pour cet homme qui le traitait en fils ». Rezak, beau jeune homme pourvu de « bonnes manières », bien éduqué, distingué, découvre l’Arabie de l’intérieur grâce à cette relation. Il passe « de l’autre côté du miroir, du côté des autochtones, des maîtres ». Il perd son accent égyptien, devient semblable à un citoyen saoudien avec son « thob et (sa) ghotra quadrillé de rouge » sous le regard désapprobateur des fils de Talal. Outre son intelligence, sa faculté à s’adapter aux différentes situations, l’expérience acquise en Arabie puis celle, brutale, lors d’un bref retour en Egypte, de la révolution égyptienne, – porteuse d’espoir au début, décevante ensuite avec sa violente répression et les islamistes devenus les grands gagnants -, font évoluer Rezak, le transforment.

Un Jardin au désert n’est pas seulement un roman de formation, l’histoire d’une famille, c’est aussi celle d’une ville, Riayd, et d’un pays, l’Arabie, tout à la fois toile de fond et personnages à part entière.
Riayd est à l’origine une oasis, une zone de végétation au milieu du désert. « Er riadh » en arabe, c’est le jardin, d’où le titre polysémique et ironique de l’ouvrage. En effet, à cause de l’insupportable touffeur, « ce jardin e(st) retourné au désert ». Calciné, desséché, c’est désormais un jardin rêvé, désiré, souhaité par ses habitants dans ce Sahara étouffant, suffocant de poussière, de sable et de chaleur : « Tous les week-ends, la file des 4 x 4 s’étirait sur les parkings, chaque fois plus longue, pour charger les pots, les bêches, les sacs de terreau, les produits fertilisants. On les voyait repartir, le coffre béant, maintenu par des cordages, d’où fusaient les branches d’un jacaranda ou les palmes luisante d’un cocotier. / La manie du jardinage venait de toucher l’Arabie (…) ». C’est un jardin où les plantes assoiffées ne résistent pas et se dessèchent lamentablement comme le montrent le rythme ternaire fataliste : « Tout était desséché, grillé, calciné » et le champ lexical de l’aridité : « renflements jaunes »,« massifs étouffés par l’herbe sèche comme du foin », « palmiers à demi déplumés, avec leurs piteuses palmes brunes, semblables à des feuilles de tabac séchées ».Une seule fleur s’épanouit et semble résister dans cet univers brûlant, Dahlia, la petite fille de Talal, au prénom métaphorique, femme-fleur, un dahlia, « un lotus » au parfum envoûtant, éblouissante de beauté, quasiment toujours en résistance. Pour Rezak, une femme bijou aussi, « aux yeux de saphir étoilé »,véritable œuvre d’art, («  elle se dressait drapée de blanc, comme une de ces statues grecques (…) ») qui ignore ses appâts.
Riyad n’est pas un jardin malgré ses avenues plantées de palmiers et les lauriers roses de ses résidences continuellement arrosés. C’est avant tout une ville de béton suffocante, fuie l’été par ses habitants aisés, où poussent des immeubles, de gigantesques gratte-ciel, nés du délire des hommes pour qui « la terre ne (…) suffisait pas. Il leur fallait se mesurer au ciel». Une ville où toutes les rues se ressemblent, quadrilatères artificiels, tout en angles, en pointes, sans rondeurs, sans passé.

Des thèmes obsédants se retrouvent d’un roman de Carine Fernandez à l’autre  : liens tissés entre eux, clins d’oeil culturels et malicieux adressés à ses fidèles lecteurs comme la relation très littéraire entre maître et serviteur (4), le thème de l’amour interdit et impossible pour une femme saoudienne voilée, inaccessible, la fuite des amants vers l’Europe (4), le rôle joué par la mémoire (5). La mémoire volontaire dont ont parlé Proust et Bergson, mémoire froide de l’intelligence, infidèle qui fabrique le vécu («Dahlia réécrit l’histoire, s’invente une mère dénaturée, belle et cruelle comme la marâtre de Blanche-Neige. Une mère qu’il lui soit impossible de regretter, d’aimer . Elle ne veut pas se souvenir que c’est Talal qui l’a enlevée, que sa mère a alerté Interpol pour la retrouver») et la mémoire involontaire qui arrive avec la sensation et restitue des pans de passé, en l’occurrence, dans La Comédie du Caire lorqu’Helen, heurtant un bloc de glace, se retrouve d’un seul coup à l’âge de dix ans. Dans Un jardin au désert, Dahlia avait refoulé son enfance avec sa mère. Blottie dans la tendresse et l’amour de Rezak, elle se revoit soudain petite fille en Angleterre : « Tout revient dans le désordre de la mémoire, l’imperméable jaune qu’elle portait pour se rendre à sa petite école et les bottes de la même couleur ». La mémoire involontaire, fragment du moi intime, revient avec les émotions et les sensations, permettant de retrouver le passé dans toute sa vérité et l’éclairant d’une lueur nouvelle et émouvante.

Des personnages réapparaissent aussi d’un livre à l’autre, transformés ou déjà rencontrés  : la femme européenne malheureuse rejetée par son époux oriental, le Saoudien charmeur et sympathique devenu un mari volage, les enfants enlevés à leur mère, l’étranger amoureux d’une Saoudienne, un personnage comme la tante de Dahlia, Ebtesam, épouse brisée déjà croisée dans la nouvelle du Châtiment des Goyave, «Ebtesam a un djinn». Certaines, parmi ces femmes privées de droits, sanctionnées pour leur inconduite comme le fait de participer à un rallye, dépendantes du père puis du mari, dépriment, sombrent, se laissent mourir de faim ou compensent leur mal être en s’abîmant dans la boulimie. Mais progressivement, elles tentent de se libérer de l’emprise de cette société phallocrate et osent s’insurger. Les plus jeunes comme Hoda, l’amie de Dahlia, militent pour l’émancipation des femmes, s’amusent à se filmer au volant d’un 4/4 dans le désert puis font circuler la vidéo. Loulwa, la dernière épouse de Talal, chasse ce dernier et exige le divorce. Elle n’a pas honte d’afficher son désir et même, comme l’écrit avec un humour trivial l’écrivaine, de soulever sa robe afin d’exhiber de façon toute naturelle ses parties intimes pour exciter son mari : «  Avait-il la berlue ou la femme avait-elle remonté sa jupe pour lui laisser entrevoir son sexe ? Son coeur d’abricot fendu, épilé, qu’elle dévoilait sans vergogne, aussi innocemment qu’une main ou un pied ». Dahlia, quant à elle, prend l’initiative de donner un baiser à Rezak avant de s’offrir à lui. Grâce à des parents libéraux, des jeunes fuient leur prison dorée lors de moments festifs dans le désert, s’amusant librement loin de la police religieuse et des regards des gardiens de la vertu. Sous leur hijab et leur abaya, les jeunes étudiantes maquillées portent des vêtements modernes et ont des comportements et des discussions à faire frémir les intégristes.

Les intégristes hypocrites voilent leur femme mais vont papillonner auprès de prostituées : « (…) Amin sautait tous les mois dans l’avion pour sauter des putes dans les pays libres. Et les moins libres aussi». Pour ces hommes, les femmes, simples matrices destinées à donner la vie à des garçons, de préférence, ne sont considérées ni comme des compagnes ni comme des confidentes. Objets non d’amour, mais de désir, elles servent à assouvir une sexualité frustrée et exacerbée : «L’année de sa licence, Sultan demanda à se marier. Une nécessité. Il le fallait absolument, de crainte de tomber dans le péché, la fréquentation des putes pendant les vacances à l’étranger et la sodomie entre copains, histoire de se soulager, le reste de l’année à Riyad. Pas lui ! Il ne se livrerait jamais à cette abomination. Il aurait une vraie femme. Pieuse. Laide de préférence pour ne pas céder à la tentation de l’amour». Afin de satisfaire leurs pulsions dans une société cloisonnée où les hommes et les femmes sont séparés, les jeunes mâles se livrent à l’homosexualité et vont même jusqu’au viol de garçonnets. Les jeunes filles imitent les comportements masculins en satisfaisant leur appétence entre elles. Paradoxalement, la sexualité est omniprésente dans cette société arabe archaïque, puritaine, hypocrite, faite de non-dits et de mensonges où malgré tout une certaine jeunesse tente d’échapper à la pesanteur des coutumes et de la religion.

Talal, croyant, pratiquant, loin de la radicalisation qui sévit en Orient, libéral en ce qui concerne l’éducation de Dahlia, concrétise toutes les contradictions de la société saoudienne. Il observe avec sagacité le monde environnant. Dans sa jeunesse, la liberté était plus grande. Mais désormais « Le monde avait basculé cul par dessus- tête. Les vieux étaient restés du côté de la liberté, de la folle licence, comme des lichens filandreux dépourvus de sève, et les jeunes au sang vif s’étaient rangés du côté de la tradition ». Les jeunes et les anciens « n’ont pas lu le même Coran ». Chacun le perçoit selon son idéologie et son endoctrinement. Dans Un Jardin au désert la réalité est toujours appréhendée au travers du prisme subjectif de chaque personnage. La focalisation interne permet d’échapper aux clichés occidentaux, aux préjugés et aux stéréotypes ethnocentristes afin d’entrer dans l’intimité des Saoudiens, de percevoir le réel à travers leur vécu, leurs pensées, leur ressenti, leur subjectivité, en un mot la personnalité de chacun.

En effet, l’auteure donne à voir la réalité à travers le point de vue de chaque personnage rapportant ses pensées au style indirect libre, embrassant son lexique personnel, usant de la première personne du singulier pour donner directement la parole au protagoniste qui parfois aussi se tutoie, s’interroge. La trivialité des paroles et des pensées de certains se tricote avec l’écriture littéraire recherchée et poétique de la narratrice. Carine Fernandez déploie une langue polyphonique, faisant résonner avec naturel la langue arabe, plongeant encore davantage le lecteur dans cet ailleurs ubuesque où, en l’occurrence, la religion est plus une gestualité répétitive qu’un mysticisme. A l’image des Musulmans, l’auteure ponctue leurs phrases d’expressions religieuses figées comme « Alhamdoullilah ! », « Allah i barek fik ! », « béni soit-il ! ».
Elle explore la vie des personnages avec une langue joueuse remplie d’humour, jonglant avec les mots et les sons, clins d’oeil humoristiques « dégoupilla(nt)  le tragique »  : « Ce cuisinier, l’appétit de la petite l’a tué ! », « les ulémas ulémèrent », créant tout une ondulation rythmique, (« (…) en agitant (…) ses mains potelées ‘comme ceci ou comme cela ‘, ‘queda wa queda »), un tempo dynamique et musical. L’histoire sonne à l’oreille. Elle éblouit aussi les yeux et l’esprit avec les nombreuses comparaisons visuelles originales contextualisées  et malicieuses (« un jeunot sec comme un criquet », Talal « paresseux comme un iguane », « droit comme un Aleph », « volatilisé comme le génie de la lampe », le tuyau déroule « ses spirales, tel un anaconda domestique »…), avec les comparaisons tendres, cristallisation de la fragilité (« des mains toutes tièdes, comme des ailes de moineau »), des métaphores remplies d’humour dans les descriptions de femmes gourmandes dotées de « croupes de génisses », de femmes voilées réifiées  balançant entre la modernité des hauts talons et l’archaïsme du voile intégral : « La dame s’avança (…) d’une démarche entravée, vacillante sur ses hauts talons semblable à la flamme d’une chandelle sous le vent, un cône de soie noire en constant déséquilibre ». L’auteure montre. Elle ne dénonce ni ne juge pas dans ce roman révélateur d’une société emprisonnée dans des carcans.

Cette œuvre littéraire plurielle, – roman de formation, roman psychologique, sociologique, historique – , à l’intrigue bien menée comporte aussi du suspens né du secret qui hante la famille Bahahmar. Des indices subtilement semés attisent la curiosité du lecteur. La révélation du non-dit provoque son étonnement et fait glisser la fin du roman dans un registre lyrique teinté d’émotion et de tendresse.

Comme nous l’écrivions déjà dans l’analyse du recueil de nouvelles de Carine Fernandez, Le Châtiment des Goyaves, derrière l’écrivaine apparaît en filigrane, la psychologue, l’historienne, la sociologue ou tout du moins la spécialiste de l’Orient et  derrière ses personnages, jaillissent son talent,  son ironie et son humour  inimitables. Le lecteur reconnaît aussi la part de son vécu que l’écrivaine glisse dans ses œuvres et qu’elle transfigure talentueusement par le biais de sa culture littéraire et humaniste, de son imagination et de son écriture. Du réel jaillit encore une fois une fiction plus vraie que nature dans son dernier ouvrage : Un Jardin au désert.

 

 

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