Mille ans après la guerre
Carine Fernandez
Editions Les Escales (septembre 2017)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Loin de ses ouvrages sur le Proche-Orient auxquels elle avait habitué son lectorat, Carine Fernandez raconte dans son dernier roman l’histoire de Medianoche, un brave homme âgé et solitaire jeté bien malgré lui dans la tourmente de la guerre civile espagnole désormais fort loin des esprits, Mille ans après la guerre comme le souligne son titre hyperbolique.
Medianoche, sobriquet de Miguel, est un homme pauvre et simple, d’extraction populaire, qui s’est trouvé par hasard victime de l’Histoire. Le lecteur plonge dans les pensées, les sentiments, les émotions, les souvenirs, la vie présente et passée du vieil homme dont il suit le cours à travers ses monologues intérieurs, des récits en focalisation interne, le style indirect libre, se déployant loin de toute linéarité chronologique. Ce personnage attachant donne à voir la guerre d’Espagne du côté de ceux qui ont été oubliés accordant en même temps une dimension universelle à l’ouvrage. Médianoche mène une existence solitaire. Son unique compagnon est Ramon, son chien tendrement aimé. Inséparables, tous deux se ressemblent. Ils possèdent le même sourire immuable : sur le visage du « vieux au chien (….) s’était figé depuis des années, un sourire indélébile, creusé au même titre que les rides (…) Le même sourire que son chien ». A la fin du roman, le lecteur apprend que la déformation de son visage est due aux coups brutaux et sadiques donnés par les franquistes au jeune garçon : « Ils s’en donnèrent à cœur joie, lui fracassèrent la mâchoire à coups de botte. L’os s’est ressoudé de traviole, lui figeant à vie cette grimace rigolarde à travers la figure ». Depuis, un sourire figé, « faux sourire qui n’avait rien d’affable » creuse le visage du vieillard à l’image de celui de Gwynplaine de Victor Hugo.
Solitaire, dépourvu de toute attache familiale et amicale, veuf depuis cinq ans, Medianoche vit paisiblement « sa vie dans la plus glorieuse des anarchies, mange (ant) avec son chien en francs camarades ». L’unique luxe de ce vieux libertaire est son patio aux multiples et merveilleuses fleurs colorées qu’il soigne avec amour. Une lettre de sa sœur Nouria va brusquement bouleverser sa tranquillité et risquer de porter atteinte à sa liberté. Le souhait de Nouria d’unir sa solitude à celle de son frère pousse ce dernier à fuir précipitamment son « cantonnement ». Medianoche, lui qui n’a jamais osé s’échapper des camps de concentration, ose enfin partir, s’évader, fuir le danger représenté par sa sœur : en effet elle va mettre de l’ordre dans sa petite maison, y réunir les voisines et surtout, n’appréciant pas les chiens, elle aura tôt fait de se débarrasser de Ramon.
Medianoche s’éclipse donc en autocar avec son inséparable compagnon à quatre pattes en direction de Montepalomas, son village natal quitté lors de la guerre civile. Mais soixante ans ont passé. Tout a changé. Les paysages ont été profondément modifiés : « Le vieux ne reconnaît pas le canton du Fresno. Où sont passés les chênes-lièges et les oliviers ? », « il ne reconnaît plus rien ». Le hameau de son enfance a été englouti sous un lac artificiel : « Une grande partie de la Sibéria fut engloutie et Montepalomas rayé de la carte ». Le retour au village natal ne pourra jamais avoir lieu. Le vieil homme devient un exilé, un déraciné. Ses origines sont détruites, effacées, niées. Le voyage dans l’espace se transforme alors en voyage dans le temps. Des lieux traversés, des personnes rencontrées font ressurgir le passé. Beaucoup de souvenirs s’entremêlent dans l’esprit du vieil homme. Le récit effectue de continuels allers retours entre le passé et le présent. Medianoche se revoit enfant, adolescent en compagnie de son frère, son double, l’absent intensément présent.
Les jumeaux Médianoche et Médiodia que « rien ne (…) distinguait, comme une double impression d’un même coup de tampon. Aussi identiques que deux fourmis sur une nappe », des enfants adorables, inséparables que seul le caractère opposait : « Medianoche (…) discret et craintif », Mediodia, rieur, « facétieux », devenu ensuite un adolescent révolté. Entrainé par des camarades, comme dans un jeu, Mediodia se laisse emporter par les événements et les émotions du moment. Il souille l’église du village et badigeonne de peinture rouge, « rouge comme le Parti et comme Moscou » le visage du Christ. Dénoncé par des voisins, il est arrêté par les phalangistes puis exécuté. La mort de son frère jumeau bouleverse la conception de la vie du vieil homme. Pour lui désormais « tout est égal ». Il a honte d’avoir survécu à son frère par « pure chance », cette chance intervenue qu’une seule fois dans sa vie pour son plus grand malheur, la perte d’une partie de lui-même, du double aimé de façon inconditionnelle : « Ce sont des choses du sort qui prétend vous sauver et vous crucifie à vie ». Medianoche culpabilise : « Qu’as-tu fait, qu’as-tu fait de ton frère ? ». Le guignon s’installe alors dans son existence : « Ah oui ! La chance ! Il n’a jamais été marié avec la chance. Il n’a pas dû naître sous une bonne étoile ». Le jeune homme, bien que libertaire, fortement attaché à la liberté, n’est pas acteur dans la guerre, il la subit, n’en est « qu’un figurant ». Après avoir été caché par Ambrosio dans les collines, il est arrêté et emprisonné considéré comme un rouge par les fascistes.
Dans les geôles franquistes, Medianoche découvre l’insoutenable, l’impensable : la violence, les sévices, la peur, la faim. Heureusement un rayon de lumière jaillit de cet univers sombre et mortifère. Il rencontre le courageux et solidaire capitaine Andrés qui tenta vainement trois fois de s’échapper des camps. Andrés, engagé dans la lutte, dans le combat, militant anarchiste convaincu issu des hautes sphères de la société, médecin, intellectuel, amoureux de l’art mourut stupidement, paradoxalement sans gloire, d’un virus : « La vie avait tout donné à cet homme, tout. Sans compter le guignon. Andrés était à la fois fils de la fortune et de l’infortune. Tout ce qu’il entreprenait frisait la perfection, mais la déveine le rattrapait au dernier moment. Il connut trois évasions avortées. Il en projetait une nouvelle quand la maladie lui fit le dernier croc-en-jambe ». L’ironie du sort soulignée par la personnification de la maladie est la plus forte. Elle ne consacre pas ceux qui le méritent.
Une profonde amitié, une très forte complicité unit les deux hommes malgré leurs différences sociales et intellectuelles. Alors que Medianoche n’a possédé et lu qu’un seul livre, Andrés l’ouvre à la culture, à la réflexion : « Andrés lui avait appris à se penser homme libre, lui avait enseigné l’histoire, récité de la poésie, chanté des airs d’opéra. Si Medianoche était un peu moins brute qu’une mule, il le devait à celui qu’on surnommait El Médico ». Les partis politiques sont clivés mais les classes sociales s’unissent parfois. Andrés et des bourgeois prennent les armes pour la République : « C’étaient des riches, pas des rouges ni des anarchistes, mais ils avaient pris les armes pour la République ». Des liens d’amitié, de solidarité se créent au-delà des différences socioprofessionnelles. L’amitié de Medianoche pour Andrés ne s’éteindra jamais. Sa flamme brûle toujours dans le cœur du vieil ouvrier, concrétisée par le petit carnet intime du capitaine. Ce petit carnet, objet bénéfique, apparaît à la mort d’Andrés puis il réapparaît à la fin de l’histoire. Il représente l’amitié inconditionnelle, la solidarité, la liberté. Medianoche ne le donne même pas à Rosario, la compagne et mère de la fillette d’Andrés. Il considère que ce carnet est à lui. C’est son unique souvenir concret d’Andrés. Il colle à lui au sens propre et au sens figuré : « Une sensation douloureuse le lance sur le haut de la cuisse, le vieil homme se retourne sur l’autre flanc en gémissant, avant de se réveiller tout à fait. La spirale du carnet, au fond de sa poche, s’est imprimée sur sa peau ». il en connaît chaque mot, chaque chanson joyeuse et vivante.
Incompris de sa femme et de son fils, Medianoche, être pur dans une jungle féroce, aurait pu mener une vie différente, réussir sa vie en acceptant la demande en mariage de Rosario, intellectuelle, femme émancipée, militante, courageuse et belle. Mais il n’ose pas outrepasser les barrières sociales, tout comme il n’a jamais osé s’enfuir des camps de concentration. Se mariant avec Pura, il subit sa vie, plongeant dans le silence, n’appartenant plus à aucun bord politique.
Son échappée de quinze jours pour fuir Nouria et protéger sa liberté transforme sa vie. Naïf, innocent au début, il évolue. Alors qu’il était prêt à tout abandonner après la disparition de Ramon, qu’il semblait sombrer, buvant de l’alcool, « il refuse l’appel du néant ». Une prise de conscience s’opère en lui. Tout s’éclaire. Il comprend que son frère a été heureux qu’il n’ait pas été arrêté. « Il a vécu lâchement, mais la Rédemption est possible ». Il repart alors, emmené symboliquement vers la vie par une jeune femme qui ressemble étrangement à Rosario. Il s’est enfin échappé, mais pas définitivement comme son fils dont il admirait l’acte courageux, il a échappé au négatif, au pessimisme pour désormais vivre libre et heureux en compagnie de sa sœur. Au fil du temps, Medianoche sentait son jumeau décédé auprès de lui, le frôler avant finalement de l’intégrer en lui-même. Le côté nocturne, sombre, disparaîtra pour faire place au côté diurne, au côté lumineux. « Minuit » absorbera symboliquement « Midi ». Miguel peut enfin sourire, d’un vrai sourire.
Dans Mille ans après la guerre, sans concession, Carine Fernandez donne à voir l’Espagne d’hier – sa violence, sa misère, ses souffrances, ses haines mortifères et ses délations généralisées où même la confession devient un danger, sa résistance admirable – et celle des années 2000 – sa beauté, la vie foisonnante et festive dans laquelle malgré tout des rancoeurs, des rancunes subsistent encore. L’Espagne joue un rôle fondamentale dans l’ouvrage avec ses galeries de personnages, ses lieux variés : la campagne, la ville, les restaurants, les hôtels, les maisons, les rues aux couleurs éclatantes où différents destins se croisent. Les nombreux mots espagnols immergent le lecteur dans le pays, l’embarquent au-delà des Pyrénées.
Mille ans après la guerre est fondé sur la réalité historique, le Vécu. Ce roman montre la guerre civile espagnole dans sa plus profonde intimité, sa violence, ses lots de peine, d’héroïsme, de solidarité. Il dévoile des épisodes peu connus de la guerre d’Espagne oubliée de tous, l’Histoire réécrite ne mettant en valeur que la Résistance américaine et française. Avec amertume, colère comme le prouvent ses exclamations, le diminutif péjoratif précédé de l’article défini pour désigner Franco, Valeriano Torres, agent de liaison de la CNT, explique sa désillusion : « Ils y ont cru. On y a tous cru. Une fois le nazisme renversé, on se débarrasserait du franquisme dans la foulée. Après Paris et Berlin, il y aurait Madrid. Tu parles ! On a laissé le Franquito bien tranquille de l’autre côté des Pyrénées et on s’est empressé de réécrire l’histoire. Il n’y en a eu que pour les Américains, et les résistants français. A les entendre toute la France était résistante. Sur les libérateurs espagnols, pas un mot ! » Les personnages fictifs plus vrais que nature sont loin de tout manichéisme. Les fascistes ont commis des atrocités indicibles, mais les grévistes de 1931 aussi : « Un homme est tombé dans la rue du Calvaire, un paysan dont nul ne retiendra le nom, qui ne s’est mis à exister que la fraction de seconde où une balle lui a transpercé le cœur. Alors il est devenu le gréviste fusillé et toutes les Erinyes déchainées, fouettées par le sang vif épandu sur le sable, se sont jetées sur les gardes dans la sarabande implacable du meurtre ». Comme dans la mythologie grecque, le sang répandu de cet innocent paysan, symbole vite oublié, déclenche la furie vengeresse des villageois luttant pour leurs droits et punissant impitoyablement les assassins. La violence engendre la violence. Andrés, lui qui a sauvé des vies par sa fonction de médecin, par ses gestes de solidarité envers ses compagnons de lutte, a connu la joie de tuer l’adversaire : « J’ai senti ça sur les barricades. Quand les camarades tombent et que tu restes debout et que tu continues de mitrailler comme un fou furieux et que ton cœur bondit de joie au moment où tu arraches d’une rafale le visage du phalangiste qui monte à l’assaut ». On ne peut en effet être tolérant avec l’intolérable. Malgré sa formidable personnalité, son humanisme, sa générosité, son héroïsme, le militant libertaire a éprouvé aussi la « jubilation du survivant », la joie de ne pas être choisi pour être exécuté, le soulagement, l’instinct de vie plus fort que la camaraderie. Réaliste, la narratrice prouve que l’être humain forme un tout, qu’il n’existe pas de frontière entre le bien et le mal.
Dans son ouvrage où des événements violents, insoutenables sont donnés à voir, Carine Fernandez ne sombre jamais dans le pathos. Son humour et son ironie cassent toujours le tragique. De nombreuses remarques, figures de style humoristiques ou ironiques glissées dans le récit ou dans les dialogues brisent toujours le tragique : des parallélismes, « Après la traite des Noirs, ils ont inventé la traite des rouges », des zeugmas, « un bigot et un donneur de leçons infatué de sa fortune, bien qu’accablé d’un cancer de la prostate et de quatre filles en âge d’être mariées », le retournement de clichés, « Ramon le regardait en hochant la queue », des prénoms ou des surnoms symboliques et allusionnels, « Don Matelas », de petits coups de griffes contre une certaine forme de religion, « les poux franciscains »… Un des moments les plus émouvants est paradoxalement la mort du perroquet républicain : «Le craquement d’un cou de perroquet. Tiède et délicat, menu, tel un poignet de nouveau-né, mais qui fait un bruit sec, un affreux craquètement de toutes ses trop vieilles vertèbres ». La vie chétive et gracile donnée par le champ lexical de la tendreté, de la délicatesse, la référence au nouveau-né symbole de fragilité et d’innocence, les allitérations en « r » concrétisant le craquement des os bouleversent le lecteur. Mais l’émotion est vite brisée par la référence au combat inégal grotesque entre l’homme et l’oiseau et par l’épisode farcesque du parallélisme avec le perroquet fasciste identique.
Carine Fernandez joue astucieusement avec l’écriture et les symboles. Immergeant le lecteur dans l’esprit du vieil homme qui parfois se tutoie ( N’est-ce pas aussi la narratrice qui s’adresse à lui ?) se parlant à lui-même, elle reprend ses phrases aux constructions maladroites, utilisant un lexique masculin familier parfois vulgaire au milieu de passages d’une intense beauté poétique digne des parnassiens : « A travers les perles de bois du rideau de l’entrée, des rais de lumière luisent, piquetant la pénombre comme de la poudre d’or dans un vase ». Le rideau devient bijou, la lumière, étoiles précieuses, légères et lumineuses. Tous les registres, tous les rythmes se tricotent subtilement, dynamiques, allègres avec des verbes au présent en tête de phrase : « Trotte le cabot devant le maître, fouettant l’herbe sèche de la queue. Fait son faraud, son indépendant (….) », lents avec des phrases amples donnant un souffle rythmé et musical au texte.
Des clins d’oeil littéraires et picturaux créent une connivence avec le lecteur. La visite de Medianoche au musée rappelle implicitement celle du Louvre dans L’Assommoir de Zola. Le tableau de Goya, Le Chien, est une mise en abyme prémonitoire de la disparition de Ramon. De surcroît, le thème du double, – des doubles semblables physiquement mais différents psychologiquement, idéologiquement -, thème fascinant, fondamentalement littéraire, circule dans tout le roman : les jumeaux Mediodia et Medianoche, les deux perroquets interchangeables, Medianoche et Ramon, son chien, son double, les « constructions quasi jumelles » de Fuente, l’église et la mairie. Le double ne peut souvent que disparaitre comme dans les mythologies antiques ou africaines : Mediodia, le perroquet et le chien meurent. Dans Mille ans après la guerre, le récit, la vie du protagoniste accèdent au statut d’oeuvre d’art par le biais de références culturelles multiples, par le souffle pneumatique de l’écrivain et par son écriture aux différentes tonalités.
Dans ce magnifique ouvrage réaliste sur une des périodes les plus sombres de l’Espagne, sur la mémoire, la liberté où la violence, la malchance, la mort sont omniprésentes ; la vie, la joie, l’espoir finissent par l’emporter. L’homme peut toujours se délivrer du passé, s’envoler vers un avenir radieux malgré l’univers sombre laissé derrière lui comme le donne à voir la photographie de la couverture du roman. Historienne, psychologue, mais avant tout femme de Lettres, Carine Fernandez montre les événements marquants de la guerre civile espagnole tout en faisant passer la vérité des êtres humains, leurs souffrances psychologiques et physiques, leur ressenti le plus intime, le plus secret. Miguel n’est plus pour le lecteur un être fictif, mais un humain auquel il s’est attaché en suivant son trajet.
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