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Carine Fernandez. Mon propre nègre

16/04/2011 | Livres | 0 commentaires

CARINE FERNANDEZ
MON PROPRE NEGRE

(Article paru partiellement dans Livre & lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, n° 260, mars 2011)

Carine Fernandez est écrivain, auteure d’un recueil de poèmes Les Idiomes de l’Ouest, de romans La Servante Abyssine (Acte Sud, 2003)  La Comédie du Caire (Acte Sud, 2006),  La Saison rouge (Acte Sud, 2008). Elle collabore à différentes revues.

Fernandez_Carine.jpgQu’on  m’ait cataloguée « écrivain voyageur » me fait doucement rigoler, déjà écrivain tout court… Qui y croirait – pas même l’entourage, ceux auxquels on se frotte dans ce simulacre de vie qu’est la vie professionnelle. Prof écrivain, ça jette tout de suite la suspicion chez les collègues. Surtout ne pas la ramener, faire oublier cette tare. Ecrivain, dernier bastion de la différence et de la marginalité à l’heure où la cité s’ouvre aux handicapés, pour le bavasseur d’encre, pas de rampes d’accès ni de véhicules aménagés. Ecrivain, propre à rien, avorton, inutile !

Et si je n’en étais pas un ?

D’abord je ne  souffre pas de ces fourmis au bout des doigts qui poussent le forçat des lettres à écrire. Celui qui se sent investi, né pour ça, pour qui l’écriture est intransitive. Il écrit. Point à la ligne. Saluez l’artiste ! Pour ma part, je dois avouer que je n’écris que quand j’ai quelque chose à dire et il en faut pour me tirer de mon Oblovisme congénital !

C’est là où intervient mon nègre, ou plutôt mon ghost writer : car il s’agit  bien de fantôme. Comme Bachelard, je crois « aux rêves qui préfacent les œuvres ». Pas un de mes romans qui ne soit né de cette visitation nocturne. Le spectre de l’œuvre à venir se présente dans un état  d’avant sommeil, me persécute, m’aiguillonne, me  force à passer à l’acte.  Et au matin, c’est  mon nègre qui s’installe à ma table de travail.

Mon nègre n’est pas  pour autant écrivain voyageur. Jamais tenu de carnets de route. Si mon nègre  a voyagé,  c’est dans une  autre existence, il y a  bien longtemps, avant que d’être nègre. Il n’écrit pas pour témoigner,  ne s’encombre ni de clichés ni de cartes postales, il  se moque de la surface.   Mon nègre ne se laisse pas piéger par l’évidence du réel, le mirage des apparences. Seul lui importe ce qui se cache derrière. Derrière les images, derrière les  choses,  derrière la peau, derrière les mots. Il n’est pas doublure pour rien.

Oui, il m’aura fallu quitter l’Orient,  puis rêver l’Orient pour pouvoir le faire passer dans mes livres. Finalement la vie ne m’intéresse que rêvée ou écrite.  J’écris pour les mêmes raisons que je lis, parce que, comme le répétait Flaubert: la vie m’embête. La vie, toujours trop lourde, trop lente, qui manque de « tension » où les événements se noient et se délitent absurdement. Rien n’a de sens sauf dans les livres. La littérature n’est-elle pas la seule chose qui puisse justifier le réel? Une phrase extraordinaire de l’Odyssée dit que les dieux ont envoyé des malheurs aux hommes afin qu’ils aient quelque chose à chanter.

Je laisse donc quartier libre à mon ghost writer  pour  échapper à la fatalité de l’existence, transgresser mes limites biographiques, me défaire de  mon enveloppe physique, être une autre.  Pour le bonheur de m’étonner moi-même, sans savoir à l’avance ce qui mordra à l’hameçon  de la pêche nocturne – même de jour, mon écriture est nocturne, noire, nègre.  Truites ou murènes: je n’en sais rien. Il me faut aller jusqu’au bout de ma connaissance des choses, de mon expérience et  surtout de mon ignorance. J’écris avec ma part d’ombre, qu’on l’appelle subconscient, inspiration, instinct.  Il existe, enfoui au fond de  moi, un autre qui sait ce que je ne sais pas. C’est pourquoi  j’écris. Pour savoir.

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