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A la croisée des genres et des registres

12/03/2008 | Livres | 0 commentaires

La saison rouge
Carine Fernandez
Actes Sud, 2008

 (par Annie Forest-Abou Mansour)

croisee.JPGLa saison rouge procède à la fois du roman réaliste, sociologique, du roman d’aventure, de la prose poétique, du conte fantastique et merveilleux, de la tragédie…C’est un subtil palimpseste dont le fil directeur est Elisa, une jeune lyonnaise, mère d’un garçonnet de sept ans.

Dans le royaume mortifère de Qatan, gigantesque prison dorée, (« Qatan est le pays du superflu et de l’outrance »), au coeur d’une Arabie fictive, Elisa attend son mari volage. Séduite par un Orient de rêve et par l’amour du bel Hatem, concrétion du mythe oriental – « Hatem était l’Orient » -, emplie d’illusions, Elisa s’envole à seize ans vers cet ailleurs magique et fragrant : au Liban d’abord, « dans l’ombre sucrée des figuiers et la volupté du jasmin étoilé », puis au «pays de l’interdit : le royaume de Qatan ». Très vite, l’Orient rêvé, chanté par les muses, s’oppose à l’Orient donné : « …le cher leurre de la littérature. J’ai voulu le désert. J’y suis, j’y brûle. La damnation, c’est aussi la réalisation des désirs ». Après avoir abandonné son passé pour un univers onirique longuement désiré, la femme libre, « la femme seule, l’étrangère sans voile », – figure de la marginalité dans un pays où la femme n’est qu’ « une forme voilée de noir», – devient la captive d’une immensité thermique dépourvue d’issue. Dans l’univers manichéiste de Qatan, l’étrangère est celle par qui le malheur arrive. Son amour est transgression, (« …les Qatani n’ont pas le droit d’épouser des étrangères ») il apporte la mort : « Je devais aimer comme on se tue. J’avais donné ma vie sans retour », Hatem est décapité.

Les voyages de l’auteure, ce qu’elle a vu et vécu, son parcours personnel, nourrissent l’écriture de La saison rouge, comme celle de La servante abyssine ou de La comédie du Caire. Elle utilise le réel pour construire la fiction. Dans la première partie de La saison rouge, Carine Fernandez ne se démarque pas totalement de son personnage principal. Elisa lui ressemble par son amour pour la littérature, sa culture, son expérience : un départ à seize ans vers l’Orient, un mariage oriental, sa petite taille, sa blondeur… Un détail, un défaut physique, ses yeux vairons, (qui rendent Elisa inquiétante selon l’appréciation des Qatani) créent une distance entre la créatrice et sa créature. Mais leurs regards perçants se rejoignent lorsqu’ils donnent à voir une société hiérarchisée, où les serviteurs sont considérés comme inférieurs à leurs maîtres : « Il ne peut y avoir d’amitié (dit Hatem à l’Indien) entre un homme de ta caste et moi.» Dans cette société hypocrite, malsaine, cloisonnée, «…pays où les hommes et les femmes constituent des espèces différentes », séparées, les désirs inassouvis sont exacerbés. « Le chancre du désir (…) bouffe les yeux, dévore (la) chair » des femmes « toutes gonflées de leur importance d’animaux sacrés, tabous, impurs, qu’on cache ici sous des gazes noires comme des maladies honteuses ». La trivialité de certains mots et expressions rompt parfois avec le lyrisme poétique du discours de la narratrice. Le lexique familier (« la pute autrichienne », « véritable papier cul ») dénonce la rage d’Elisa contre son rêve avorté qui la plonge dans une déréliction totale et progressivement dans la folie. Elisa flagelle un pays corrompu. Des réflexions, des détails, soulèvent un questionnement sur l’Arabie (jamais nommée), peu connue des Occidentaux et dénoncent une société souvent ubuesque. Mais l’écrivain ne rédige pas une œuvre militante. Ses clins d’oeil plein d’humour – « Beyrouth l’avait surnommé Haroun al-Rachid – de quoi le rendre plus fier qu’un rat sur son fromage » – ponctuent son texte et cassent les moments de trop forte tension.

 Dans la seconde partie de l’ouvrage, le discours à la première personne disparaît épisodiquement, laissant la place au récit. Un rêve récurrent d’Elisa favorise le passage dans l’imaginaire. Il permet de se représenter Hatem, héros romantique, prince oriental des Mille et Une Nuits, enveloppé d’une « cape bordée d’or qui sent la myrrhe ». Le fantastique s’impose avec naturel. Trois djinns, sous l’apparence de vieilles femmes, « les terribles sœurs de la nuit», – araignées noires des cauchemars de Rami – hantent la maison d’Elisa, violent sa vie et ses pensées. Le trio maléfique l’encercle, coagule définitivement le mal. Mais même dans les moments tragiques, Carine Fernandez ne sombre pas dans le pathétique. La poésie fait alors chanter et vibrer le texte : « J’aspire la lumière du jour, l’âme virile du cresson, le goût miellé des abricots et le thym et la verveine, et toute la montagne enchantée… »

 Les multiples connotations du titre annoncent bien l’ouvrage riche, complexe et pluriel de Carine Fernandez. Elles suggèrent non seulement l’été suffocant de l’Arabie, « l’enfer rouge feu», mais elles symbolisent aussi la passion, l’attraction et la répulsion, l’amour et la haine, la violence. Elles disent le sang qui coule, la révolte en quête de liberté… autrement dit tout ce qui constitue ce roman. Le lecteur retrouve dans cet ouvrage aux perpétuelles références littéraires explicites ou implicites les images concrètes de l’écrivain, ses thèmes obsédants, les nombreuses influences baudelairiennes, nervaliennes, avec ce goût de l’ailleurs. Il reconnaît la part d’elle-même que Carine Fernandez glisse dans son œuvre et qu’elle transfigure talentueusement par le biais de sa culture littéraire, de son imagination et de son écriture.

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