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Le châtiment des goyaves

7/04/2014 | Livres | 2 commentaires

Le Châtiment des goyaves
et autres nouvelles.   
Carine Fernandez
Editions dialogues (2014)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

   Image carine.jpg Expatriée dès l’âge de seize ans au Liban, en Egypte, en Arabie Saoudite, Carine Fernandez connaît parfaitement l’univers intime du Proche-Orient. C’est pourquoi dans son recueil de nouvelles, Le Châtiment des goyaves, elle donne avec une extrême acuité le point de vue des Orientaux, leur façon de penser, leur ressenti. Elle immerge le lecteur dans la réalité orientale, le plonge dans un ailleurs total présent par les prénoms à consonance étrangère pour un Européen, les expressions arabes, les mœurs, les coutumes, les croyances, la nourriture. La concentration des récits donnés sous forme de nouvelles a pour effet de renforcer la dramatisation. Les intrigues correspondent à une réalité historique et sociale où se glisse malgré tout par moment le rêve de l’Orient mythique et ésotérique de la reine de Saba.

    Les personnages principaux présentés par Carine Fernandez  sont des idéalistes, des utopistes, des rêveurs se heurtant brutalement à la difficile réalité de la vie, à leur destin. Dans « A la recherche des Yézidis », Hakem Al Ayouti, « homme peu courageux », naïf,  qui  « enseigne l’histoire à l’université de Guizeh, pas à l’université coranique d’Al Azhar » poursuit son rêve d’enfant, malgré la désapprobation insistante de sa mère,  à juste raison,  très inquiète. Il part  avec beaucoup d’illusions « à ses frais, à ses risques et périls » dans  Bagdad dévastée, violée, agonisante, à la recherche de la secte des Yézidis, les adorateurs du diable. L’ironie du sort tragique  fera qu’il rencontrera finalement le Diable dans toute sa monstruosité et sa perversité, en la personne d’un  Marines aux « yeux bleus sans éclat, piqués de petits cils presque blancs comme ceux des gorets ». Une intolérable  violence humaine, froide et pensée, est dite dans toute son ignominie inimaginable sans concession et sans tomber dans le pathos.

    L’innocent Khaled, du « Châtiment des goyaves »,  jeune garçon plein d’idéal, amoureux depuis sa plus tendre enfance de Madiah,  sa camarade de jeux, va lui aussi découvrir le cynisme de la vie. Son amour pur idéalise la jeune fille inaccessible dont il n’ose même pas « imaginer (le) corps ». Il est l’opposé de son frère Faysal,  âgé de seize ans,  pour qui la femme n’est qu’un objet de satisfaction, « une mesure d’hygiène » indispensable.  La narratrice  note avec humour et de façon pléthorique la frustration du garçon : « Je ne trouve plus le sommeil avec cette partie de mon corps qui se dresse et gonfle comme le drapeau de la patrie sur le toit du lycée. Si tu ne me maries pas, il faudra bien que le fils d’Adam se satisfasse sans son Eve et tu es prévenu : je n’aurai de pitié ni pour les chiens ni pour les chats ». Faysal ravale la sexualité à ce qu’elle a de plus élémentaire, elle n’est pour lui que l’instrument de la luxure. Faysal, par son absence de sublimation à l’égard de la femme, son désir presque bestial, sa conduite,  ses propos licencieux, ses lectures pornographiques, et surtout son choix d’épouse,  salit l’idéal d’amour déçu de son jeune frère. Une fois de plus le coup de théâtre final de la nouvelle est cinglant et tragique. La chute détruit l’amour  chaste, du jeune héros.       
    Dans «Villa Fardoz », Hussein  Al Dhalidji, quant à lui, se rend en Egypte pour « acheter les équipements les plus sophistiqués pour un nouvel hôpital  à Al Khobar ». Et  brusquement à la faveur d’un  nom de rue, il retourne sur les lieux de son enfance : « Et voilà que subitement quelque chose s’ouvre en lui. Une porte restée fermée plus de cinquante ans, derrière laquelle se profile la rue Abou El Feda avec ses flamboyants couleur piment (…) » D’un seul coup, il a huit ans et il retrouve toutes les émotions, la tendresse et les sensations du passé : la tyrannique  institutrice anglaise,  la magie de la vie faite de « festins, de caresses, de raffinements » chez son oncle et ses tantes dans  la maison familiale, véritable « palais royal au fond d’un jardin enchanté ». Mais la désillusion du présent s’impose, La beauté et la richesse ont disparu laissant la place à la grisaille, à la médiocrité, à la saleté, à la pauvreté sordide. La remontée dans le temps n’a été qu’un bref instant de rêve : « Les jolies sœurs musiciennes, Daddy et la gourmande Mama Sitt sont peut-être enfermés dans l’épaisseur des murs de la villa Fardoz comme les princes des mille et une nuits,  qu’un géant malfaisant a emprisonnés dans des colonnes de marbre noir ». L’Egypte du passé, l’Egypte rêvée n’existe plus.

    Fathi, le petit tailleur égyptien,  n’oublie pas non plus l’Egypte du passé,  l’époque où « Le Caire copiait la place de l’Etoile à Paris ». Il regrette  le temps où il était  un vrai tailleur pour femmes et leur confectionnait des « jupettes courtes à godets (…) des corsages en piqué sans manches et (des) pantalons pattes d’éléphant qui leur moulaient si divinement les fesses ! » Désormais « l’histoire avance à reculons », les femmes deviennent des « pylônes noirs d’où ne filtr (  e )  que le regard par la meurtrière horizontale des yeux ». Implicitement, par le détour de ses songes passés, le petit tailleur dénonce le système actuel de son pays, l’hypocrisie, la condition de la femme.  Heureusement à la faveur de la révolte de la place Tahrir, il retrouve l’espoir avec « cent mille éveillés (qui) ont décidé de secouer la vieille Egypte de sa torpeur ». Et dans cette société cloisonnée depuis la révolution iranienne, où les hommes et les femmes ne se mélangent plus, Salma,  jeune cinéaste, « lutteuse à la poitrine arrogante et aux joues de bébé »,  qui  surnomme Fathi, Charlie en référence à  Charlie Chaplin, lui fait  découvrir une « camaraderie jusqu’alors inconnue entre sexes »,  la liberté et  le mot « démocratie ». Grâce à la révolution de la place  Tahrir, le petit tailleur peut à nouveau rêver. « Il accrochera sur son échoppe : « Charlie, tailleur de la nouvelle femme égyptienne. ».

    Carine Fernandez ne présente pas seulement des hommes dans sa galerie de portraits, elle donne aussi à voir  des femmes, leur vie, leurs pensées, leurs émotions, leur souffrance, leur aspiration à la liberté, à l’émancipation.
    Dans « Le visage », Carine Fernandez tricote présent et passé,  entrelace réalité, fantastique  et rêve, permettant au lecteur de voyager dans un Yémen poétique et esthétique : « Aux frontons des demeures couraient des frises formées de triangles orange, verts, rouges, jaunes et bleus. Encadrant portes et fenêtre, de larges bandeaux d’azur soulignés d’un trait jaune ou vermeil. Les intérieurs surpassaient encore les façades si bien qu’on y vivait dans le joyeux dénuement de salles vides, sans meubles ni confort modernes, mais d’une richesse chromatique digne du Royaume des Péris ». L’écriture visuelle de Carine Fernandez, la richesse des couleurs, l’essence lumineuse de la fillette et du décor, l’effet de tremblé hallucinatoire (« la chaleur étouffante du jour nimbait d’un léger tremblement argenté (..) »),  emportent le lecteur dans le magique pays de Balkis, le royaume du fantastique. Le voyage d’Hafza  débouche sur l’illusion et même la prophétie. La multiplication des « cinq silhouettes plaquées contre le mur comme une frise », l’horreur spécifique de la répétition,  lui donnent à voir son lointain futur. La rose des sables offerte par la petite bédouine, puis redécouverte longtemps après,  est la métonymie du désert beau et fragile (  Il «  ne s’arrête jamais, (…) marche, (…) change de forme et de nom »)  et de la liberté inaccessible et impossible pour une fillette de sa condition. Hafza  ne peut que se souvenir et rêver avant de rencontrer  son destin.

    « Ebtesam a un djinn », quant à elle,  selon tous ses proches. Progressivement, elle a sombré dans le mutisme, est devenue indifférente à ses enfants, ne s’est plus intéressée à rien. Sa famille ne nomme pas la dépression. Elle dit le satanisme, une décharge folle de nervosisme. Sa maladie est insoignable : il s’agit d’une maladie signe. Elle révèle un violent traumatisme, montre ce que personne n’accepte de voir plongeant la jeune femme dans la déréliction la plus complète. Ebtesam ne dénonce pas l’indicible.  De surcroît son mari la musèle en l’enfermant et  en aspergeant  d’eau « la hurleuse » : « Tiens, que le jet propulsé à toute pression t’emplisse la bouche d’écume ! te fasse taire ! ». Le lecteur voit Ebtesam à travers le regard de son mari donné par les connotations sexuelles négatives de sa nudité révélée par le tissu mouillé : « D’un coup, Ebtesam a paru nue, sa robe collée en une seconde peau plus brune, luisante, et c’était une vision obscène, une tentation du démon, offerte aux yeux de tous avec ses tétons aigus et son pubis saillant, la toison  noire visible à travers le tissu translucide ». Sa féminité est niée, elle n’est qu’érotisme démoniaque, un succédané de mère avec, non pas des seins, symboles féminins par excellence, mais des « tétons ». La pauvre femme n’a aucune issue, elle ne peut que contempler les lignes droites et circulaires de la natte sur laquelle elle git : « des chemins qui ne mènent nulle part ». Ebtesam est prisonnière de sa destinée.

    Mais fort heureusement d’autres femmes  réussissent  à trouver le chemin de l’émancipation à la faveur d’un divorce et d’un père moderne, comme Dalia, « une féministe (…) qui milite pour que les femmes aient le droit de conduire » ou la rouerie comme Férial.

    Le lecteur découvre le Proche-Orient à travers des intrigues soigneusement construites, une écriture visuelle et poétique aux nombreuses comparaisons concrètes contextualisées (« J’ai le cou plus raide que la momie de Ramsés », « comme des murènes cachées sous la vase »). Carine Fernandez montre des hommes qui maîtrisent la civilisation occidentale dans ce qu’elle a de plus superficielle, de plus matérielle comme le fait de porter « un pantalon et polo Lacoste, pareil à un khawaja », mais qui conservent leurs idées, leur idéologie bédouines. Elle montre la différence entre tous ces pays du Moyen-Orient, la liberté que les Saoudiens pouvaient  trouver en Egypte : « Les habitants des pays du Golfe peuvent sortir vêtus à leur guise. S’il lui prend l’envie de porter son habit saoudien, rien de plus normal et personne ne le dévisagera comme à Genève ou à Paris. ». Elle permet de comparer la condition de la femme : la Saoudienne effacée derrière sa burka, la Libanaise en « pull rose fuchsia » qui se met « en tête d’acheter toutes les Galeries Lafayette avant de rentrer aux Etats-Unis »  Derrière l’écrivain apparaît en filigrane la sociologue ou tout du moins la spécialiste de l’Orient et  derrière ses personnages, jaillissent son talent,  son ironie et son humour  inimitables.

Lire aussi de Carine Fernandez :

La Servante abyssine (Acte Sud, 2003)
La Comédie du Caire (Acte Sud, 2006)
La Saison rouge (Acte Sud)
Mon propre nègre (article de Carine Fernandez)
Entretien avec Carine Fernandez.

Chroniques sur : http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/apps/search?s=Carine+fernandez

2 Commentaires

  1. Laurent Vyeix

    Superbe chronique, je l’ai signalée sur Facebook.

  2. Annie Forest-Abou Mansour

    Un grand merci
    Annie

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