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Bob

3/06/2023 | Livres | 2 commentaires

Bob
Louis ou la fuite en avant
De l’autre côté de la ligne
Francis Denis
La route de la Soie Editions (2023)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Bob - Louis ou la fuite en avant De l’autre côté de la ligne (de Francis Denis) Le lecteur retrouve Francis Denis avec plaisir (1) dans Bob,  « Louis ou la fuite en avant »,  « De l’autre côté de la ligne » :  trois histoires le plongeant dans la banalité de la vie quotidienne pour l’en extraire rapidementCes  nouvelles réalistes teintées de fantastique et de merveilleux brisent délicatement les normes des registres donnant à voir, de façon ludique et malicieuse, la vision lucide que Francis Denis a de la société et de ses maux.

La crédibilité de l’insolite

 Dans des narrations en focalisation interne, dans des récits passant de la troisième à la première personne du singulier, l’ordinaire devient vite insolite tout en restant paradoxalement vraisemblable et crédible. Des animaux vivent comme des humains, pensent, réfléchissent,  parlent (« Je m’appelle Bob  (…) La fatigue m’ankylose des pattes jusqu’au bec (…) »), un jeune couple fuit la ville déshumanisée et polluée  (« Louis avait décidé de fuir la ville, ses odeurs, son vacarme et sa populace ») pour demeurer dans une nature belle, lumineuse, aromale et pure,  quatre résidents d’un Ehpad, ne supportant plus « ce semblant d’existence qui (les) réduisait à l’état de légumes » quittent subrepticement leur résidence afin de redevenir  des « hommes à part entière,  dignes de respect et capables de s’estimer ». Tous les protagonistes abandonnent leur quotidien familier pour trouver la liberté, découvrir ou redécouvrir les plaisirs de la vie, profiter de l’instant présent (« vivre le temps présent et profiter de chaque instant ») malgré les embûches rencontrées sur leur route. Le jeune Bob,  naïf et rempli d’illusions au début de son périple,  (« Notre héros (…) se met à croire que tout est possible, que le monde est merveilleux et que tous les êtres présents sur Terre sont là pour s’aimer indéfiniment »),  effectue une espèce de voyage initiatique (« J’entreprends seulement mon voyage à la découverte du monde et j’en suis au tout début de mon expérience »). Il apprend à vivre avec d’autres animaux, avec des humains.  Son voyage  lui permet de découvrir la vie, l’amitié, de saisir la complexité  et parfois même la cruauté du monde qui l’entoure. Louis et Lucie, loin de la ville, à la campagne, demeurent désormais en osmose avec la nature : « Nous entendons et comprenons le souffle du vent dans les branches, nous respirons les mots de la terre, nous sentons vibrer la peau des bêtes et nageons au milieu des pierres auprès des étincelles mouvantes ». Les vieillards, « vieilles peaux en quête de quiétude », une fois loin de leur  glauque résidence, se sentent « de nouveau en symbiose avec Dame Nature », tissant des liens amicaux avec les habitants du village à l’accueil chaleureux et fraternel, redonnant un sens à leur vie en les entourant, en leur apportant « de quoi (s)’occuper : tel ou tel outil à  aiguiser ou à remettre en état, quelques légumes à éplucher, telle ou telle volaille à plumer, du linge à plier (…) Bref de quoi se savoir utile et exister ». Chez Francis Denis  la moindre vie mérite amour, respect physique et psychologique. Aucun  être vivant ne doit être maltraité, ignoré, méprisé.

Divertir et instruire

Dans des nouvelles ludiques agréables à lire, Francis Denis aiguise la réflexion de ses lecteurs,  dénonce à la dérobée les déviances de la société, dit la laideur du monde avec bonne humeur, parlant avec émotion mais sans pathos, une étincelle d’espièglerie sous la plume, loin de toute forme de polémique. Bob, le jeune poulet,  et son ami Ernest, le vieux lièvre,  tentent d’émigrer  au péril de leur vie vers l’Angleterre sur une frêle embarcation, malmenés par les éléments en furie, long calvaire pour trouver un ailleurs meilleur : « Et Dame Nature se fâche. / De gros nuages noirs assombrissent soudain le bleu éther et le miroir étale se brise d’un coup. / La houle enfle et s’enfle. Des hauts et des bas de plus en plus démesurés en ajoutent un peu plus au mal-être de nos boyaux qui se contorsionnent comme des vers de terre brûlant sous les épines d’un soleil vengeur et impitoyable ». Mais les deux naufragés sitôt arrivés sont renvoyés chez eux. Lors du trajet de retour tout aussi périlleux que celui du départ, ils croisent « d’autres pauvres hères en perdition qui se dirigent vers ce qu’ils croient pouvoir être leur planche de salut et la promesse d’un avenir meilleur ».  L’expérience des deux compères,  métaphore de la tragédie migratoire,  révèle un écrivain humaniste, philosophe, situé du côté des plus humbles, des plus fragiles, opposé à toute forme de rejet, de discrimination. Il dit la tragique situation des migrants, des personnes âgées enfermées dans des Ehpad malodorants,  croupissant dans « des couches chaudes et trempées qui (leur) coll(ai)ent à la peau jusque tard le matin »,  résignées, sans avenir, inutiles, désireuses « de goûter une dernière fois à la vraie vie avant de (se) retrouver à manger les pissenlits par la racine ». Le cri de Bob, quant à lui, (« Non, non, je ne veux pas finir dans la broyeuse ! ») dénonce indirectement le sort des poussins broyés vivants. Francis Denis use habilement du détour pour exprimer ses pensées dans des narrations riches de déclarations implicites. Au lecteur, le plaisir de lire entre les lignes tout ce que ces histoires recèlent de sous-entendus et de présupposés.

Parler animal

 Francis Denis, tout à la fois  brillamment et  simplement, dit  la vie, portant sur elle une réflexion profonde  sans en avoir l’air. Bob, espèce de Camus à plumes (« il ne s’agissait pas là de faire l’autruche, quel drôle d’oiseau que celui-là, mais simplement de prendre sa revanche sur l’absurdité d’une telle existence ») raconte ses ressentis, son vécu, parle sans troubler pour autant le lecteur, solidaire dans le maelstrom de ce que vit ce petit être : « Nous sommes tous dans le même sac. Maman, Mistigri, les taupes et la vieille cane, Eglantine et les siens,  Ernest, ceux de l’autre côté, Charles et moi, et vous qui lisez ces lignes. Un horrible sac dont les malices sont si cruelles que nous préférerions le retour à l’inconscience absolue ». Les faits exposés sont vraisemblablesDes attributs corporels animaux, des allures et une gestuelle humaines sont convoqués, se mixant harmonieusement et avec réalisme : «  il s’y était même attardé au bord du ruisseau, le temps d’une courte sieste, les pattes en l’air et les ailes repliées sous sa petite tête pour mieux observer les nuages qui défilaient dans le ciel ». Les frontières poreuses entre l’humain et le non-humain vacillent. Les menus proposés  en dégustation au jeune volatile (« une farandole de sandwiches maison (…) blanc de pintade et moutarde douce aromatisée à la violette, (…) une compotée de poussin dans son jus de cerise », « un plat de salade pleine terre agrémenté de quelques vers luisants »)  rappellent avec le possessif « son », l’expression les  « sandwiches maison » ceux des grands restaurants.  Un «taupeman» équivalent du barman « sert une bolée de vers de terre bien frétillants ». Le narrateur, dans un véritable exercice de style, choix esthétique remarquable,  invente des expressions, parle « le langage animal », un langage non fautif : « Il n’est plus qu’à quelques pattes de cette lanterne magique », « Nom d’un poulet ! », « le bonheur à portée d’aile, de patte ou de main », « nous sommes à deux doigts, à deux plumes, à deux pattes de passer de l’autre côté », « j’en mettrais ma patte au feu », « Ernest vient de trouver chaussure à sa patte »…), utilisant un substantif animal à la place d’un substantif humain, renouvelant ainsi des clichés de façon humoristique et ludique.

La jubilation de l’écriture

 Francis Denis est emporté par toute une jubilation de l’écriture, par le plaisir d’écrire. Avec ingéniosité, il brosse des portraits précis et vivants : une esquisse fulgurante, un trait juste saisi avec exactitude décrit tout entier le personnage, son physique, sa personnalité comme la vieille cane « au bec barbouillé de rouge », qui offre au jeune poussin « l’hospitalité et qui sait, peut-être même un peu plus ». L’écrivain joue avec les  répétitions, échos amusés et amusants, les rythmes ternaires (« Décidément, la vie de poulet n’est pas de tout repos.  La vie de poulet n’est pas de tout repos. La vie de poulet n’est pas de tout repos », « Je vous avoue même que je suis complètement perdu, pommé, out ! »), reprend de courts paragraphes, implique le lecteur, « notre héros », l’adjectif possessif faisant référence au lecteur et au narrateur,  s’amuse avec l’intertextualité, dans des clins d’oeil littéraires (« La détonation a rebondi en un double écho et l’une de ces superbes s’est affalée d’un coup, deux trous rouges au côté droit », « comme la feuille morte emportée au vent mauvais »), bibliques (« Hélas, personne ne sera là pour ordonner aux flots  de se séparer sur notre passage ») et picturaux (« « comme dans le plus beau des tableaux de Chagall ! », « comme dans un tableau de Monet »….). Il joue avec les narrateurs (« Nouveau contrat et je deviens moi-même le propre narrateur de mon histoire. Qu’il est doux d’avoir un auteur aussi compréhensif et désintéressé ! ») montrant  qu’il mène ses personnages à sa guise, que ses histoires sont légères, (« Bob aimerait pouvoir en vouloir à la terre entière et tout particulièrement à son créateur mais il n’est qu’une chimère, un pur produit de l’esprit », « Où me mène donc ce récit déjanté ? »), que ses créatures sont des chimères (« Bob aimerait pouvoir en vouloir à la terre entière et tout particulièrement  son créateur mais il n’est qu’une chimère un pur produit de l’esprit ») introduisant même  dans sa narration des personnages de bande dessinée, comme Popeye, refusant à ce moment-là l’illusion romanesque et provoquant un effet de surprise, genre de collage, rencontre fortuite  de personnages comme dans un tableau cubiste.  Il manie constamment  les effets comiques et humoristiques,  sème de subtiles et étonnants indices  comme dans « Louis ou la fuite en avant », (« Ce sont mes cheveux. Ils me poussent à l’intérieur », « je ne comprends pas comment j’ai pu ignorer aussi longtemps l’existence de cet univers parallèle »), laissant présager la chute inattendue de la nouvelle. Les récits de Francis Denis se colorent aussi de connotations poétiques, donnant à voir des paysages de façon esthétique, neuve et tendre : « Non, ce n’est pas le petit bois (…) mais bien celui qui sépare la terre de l’océan, juste avant le foulard de sable et de graviers, la roucoulade de galets sous les baisers d’écume »,  les consonnes liquides l l,r/ évoquant l’écoulement de l’eau, le foulard,  le déroulement de la plage, coup de pinceau à l’effet lisse et granuleux  sur un tableau. Les étoiles («la danse des étoiles dans un ciel lunaire ») emportent  dans une chorégraphie cosmique , la lune enveloppe de sa douceur et de sa tendresse la campagne,  « La lune s’est drapée d’une douce lumière qui enveloppe toute silhouette, caresse les courbes de la colline et glisse dans la vallée avec la tendresse d’une mère aimante », lieu de rêve à l’état pur opposé à la ville mortifère.

Les nouvelles de Francis Denis sont tout à la fois  un enchantement de l’imaginaire et une réflexion sur la vie.

(1) Du même auteur :

2 Commentaires

  1. Francis Denis

    Merci encore Annie pour cette vision de mon univers que je veux et espère le plus ouvert à l’imagination sans brides de mes lecteurs.
    Si vous le permettez,
    Je vous communique ci-après ma bibliographie complète et quelques repères dans mon activité littéraire.

    Bien à vous…

    ŒUVRES LITTÉRAIRES
    Les saisons de Mauve ou le chant des cactus
    (Sampzon, Delatour France, 2015)
    Le château des dieux (Sampzon, Delatour France, 2016)
    Les Désemparés (Sampzon, Delatour France, 2016)
    Jardin(s) [suivi de] La femme trouée (Paris, La Route de la Soie éditions, 2020)
    Comme un cri de biffure (Paris, Éditions Maïa, 2020)
    Petits poèmes sans queue ni tête (Paris, La Route de la Soie éditions, 2022)
    Bob (Paris, La Route de la Soie éditions, 2023)

    CONTRIBUTIONS À DES OUVRAGES COLLECTIFS
    Les Regardeurs de Lumière « Festival d’Art Sacré Contemporain 2011 », cathédrale de Saint-Omer (Coffret et reproductions, Galerie Artdies, Lille) Denys-Louis Colaux : Chercheur d’Art : 60 artistes contemporains (Jacques Flament éditions, 2017) Attractions énigmatiques, photographies Jean- Louis Saelens (S.l., [chez l’auteur], 2021)
    Miroir de l’Art, Spécial Ukraine, 2022 PARUTIONS EN REVUE
    Arts Actualités Magazine, Le Chasseur Abstrait, Népenthès, Aéra zinc, Blue Fifth Review, Ellipsis, Les Trompettes Marines, Le Capital des Mots, Squeeze, Voxpoesi, The Ilanot Review, Taj Mahal Review, Monolito, La Ira de Morféo, The Milo Review, L’Ampoule aux éditions de l’Abat-Jour, Under the Gum Tree, Kritiks, Artyhum, Arte es, Traversées, Miroir de l’Art, etc.

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  2. Annie Forest-Abou Mansour

    Excellente idée que cette bibliographie complète : une façon de faire découvrir aux lecteurs la diversité de vos oeuvres.

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