Comme un cri de biffure
Francis Denis
Nouvelles Editions Maïa (2020)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Un titre qui interpelle
Le titre métaphorique du dernier recueil de dix-huit nouvelles de Francis Denis, Comme un cri de biffure, interpelle : espèce d’élan douloureux de l’âme, hurlement des êtres et des mots/maux toujours présents malgré les tentatives d’oubli, de ratures, cicatrices indélébiles, toujours visibles et toujours éprouvées.
Des personnages palimpsestes en souffrance
Englués dans une réalité insipide et terne, les personnages humbles, ordinaires, fragiles, des dix-huit textes, personnages palimpsestes au vécu et au ressenti déjà rencontrés dans d’autres nouvelles du narrateur (1), migrants de tous horizons, migrants à eux-mêmes, migrants d’ici et d’ailleurs, concrétion de la souffrance sans fin d’humains d’hier et d’aujourd’hui donnent à voir un vécu universel, une humanité une et unique, infiniment minuscule, perdue, jetée dans les turbulences de la vie, de la société et du monde : « Je suis une poussière d’humain noyée dans le maelström des vies en décomposition », « Nous, nous ne sommes que des miettes balayées par le grand torchon (…) », « (…) des hommes, des poussières d’étoiles perdues au sein des galaxies ». Dans des textes teintés de mélancolie, de nostalgie de l’enfance perdue malgré ses détresses, ponctués parfois de petites touches d’humour, la violence jaillit, heurtant le plus souvent l’âge tendre. L’ingénuité sacrifiée, « dans un monde cruel, froid et sans amour », sur l’autel de la perversion, de la pédophilie, de l’égoïsme parental, de la guerre, d’exodes sans fin, de la mort tragique et précoce de tendres parents, de déréliction peuplée de dangers réels ou imaginaires dans l’obscurité habitée de mystères, (« Je me trouve près de la buanderie aux vitres sales et qui semblent cacher mille dangers. J’ai la peur au ventre et m’attends à voir apparaître un visage livide et menaçant au travers de ce miroir éteint ») dans l’esprit enfantin.
Les narrations se font l’écho de vies frappées par la souffrance (« les épines de la vie »), le malheur, expression tout à la fois d’une réalité sociale et historique et de l’imaginaire enténébré du narrateur, souvent un enfant ou l’adulte qu’il est devenu, enlisé dans ses souvenirs douloureux.
Qu’ils sont nombreux, en effet, les êtres brutaux à maltraiter leurs semblables, à briser l’innocence : le contrôleur dans « Hanneton vole » dont la main plonge sous la robe de la petite Lise, monsieur Paul dans « La cour »… Qu’ils sont nombreux les géniteurs à préférer « f(aire) la fête », à s’enivrer au lieu de s’occuper de leur descendance. La maltraitance orale ou physique étant souvent de mise, laissant des plaies indélébiles dans le coeur et dans le corps, comme pour « Petits seins » au sexe cousu « avec du fil d’amiante, plein de picots et de décharges dès qu’on les touche ». Des contrées se superposent, les frontières réelles, imaginaires et narratives se brouillent. Les mutilations génitales de « Petits seins » traversant les côtes de l’Atlantique et son sable jonché de «squelettes d’oyat » convoquent dans l’esprit du lecteur l’Afrique et ses fillettes meurtries. Des liens se tissent consciemment ou inconsciemment dans l’écriture d’événements. Des actions s’interpénètrent. L’ implicite se superpose à l’explicite. Dans la nouvelle « Mon ange », certains termes appartenant au champ lexical de la religion ouvrent sur une piste d’interprétation confessionnelle : « Je vais accomplir mon premier acte rédempteur. J’agis pour le bien de l’humanité, afin de sauver les âmes en perdition », « je suis l’élu. La main de Dieu ». Tuer des humains au nom d’une divinité pour les sauver ! L’insoutenable aberration. L’univers de chaque nouvelle s’ouvre sur différentes interprétations, différents niveaux de lecture. Au lecteur d’en démasquer le sens, de saisir l’intimité secrète de tous ces personnages en quête d’amour, de compréhension, de reconnaissance . «Toute une existence qui ne demande qu’à être reconnue », à exister dans le regard et dans le coeur de l’Autre : « j’ai besoin d’exister. D’exister au travers du regard des autres, dans leurs mots, dans leurs pensées ».
La reconstruction.
Il leur faudra du temps à ces êtres meurtris, il leur faudra des efforts pour arriver à « refermer symboliquement le portail » afin de se reconstruire. La séparation d’avec une famille indigne, loin du libidineux et pernicieux monsieur Paul, les « livres, le chant des mots » aideront Rose devenue adulte dans la nouvelle « La cour » à « refermer la plaie ». La fuite, la lecture pour les uns, la folie, la mort subie ou choisie pour d’autres, la solidarité, l’amour, la persévérance, (« Mais, tout d’abord, il lui faudra gravir les marches … »), autant de personnalités, autant de solutions pas toujours évidentes. Malgré l’adversité, les heurts et les malheurs, l’espoir en un monde nouveau (« Entre dunes et vallées de sable rouge quelques pistes abandonnées nous invitent au voyage et, nous l’espérons, à découvrir un monde nouveau ») s’impose. Malgré tous les défis, l’humain résiste aussi surprenant que cela soit : « Est-ce la peur du néant qui tresse notre instinct de survie ou est-ce si profondément inscrit dans nos gènes qu’il nous est impossible de renoncer ? ». La vie est plus forte que le désespoir et la mort !
Des trouées lumineuses et poétiques
Le sombre imaginaire du narrateur offre en effet des trouées lumineuses attrayantes et attirantes comme un point nitescent attire le regard dans un tableau. Glissées dans les textes ou point d’orgue dans la chute de la nouvelle (« La beauté s’essouffle quelque part, mais il restera toujours en nous cette lumière d’espoir, cette rage à vaincre le laid, l’inhumain, ce que nous détestons par-dessus tout »), elles ouvrent des perspectives au lecteur, libre de dépasser les anecdotes et d’imaginer la suite qu’il souhaite.
Les lignes entre le passé et le présent, la réalité et le rêve, la réalité et le fantastique, la rationalité et la folie sont mouvantes dans Comme un cri de biffure. L’écriture de la souffrance, de l’obscur et de la beauté s’y tissent subtilement, introduisant dans l’univers du cauchemar et du rêve, du tangible et de la poésie. La poésie est une percée de lumière et de Beauté dans la noirceur et la morosité. Francis Denis travaille le langage et les mots. Il joue avec eux, (« Il pleut assaut, à seaux, ou encore à sots… »), renouvelle des expressions (« (Elle) aurait aimé avoir des enfants un jour, ou une nuit ») , des clichés dans des énumérations (« le vent de l’oubli fait tourner à tue-tête, à tue l’âme, à tue dans l’oeuf »), crée des périphrases (« la boîte à rêves »), s’amuse avec l’homophonie (« pommé que je suis ! »). Il pétrit le langage dans un geste artistique tricotant la vulgarité de certains de ses personnages (comme dans la nouvelle « Les mots pour le dire ») à l’esthétique du poète dans des versets lancinants : « « Dévoreuse de nuages lorsqu’elle soufflait à perdre haleine dans le petit cercle où naissait une myriade de bulles lumineuses. / Blanche bergère lorsqu’elle menait son troupeau paître et se désaltérer dans le pré voisin. / Princesse adulée lorsque princes et chevaliers s’affrontaient pour conquérir la belle / (…) », des comparaisons où la fillette devient fleur des champs fragile, à la couleur éclatante (« fragile comme un coquelicot »), des personnifications, des synesthésies, : « la sève des arbres a un goût gorgé de soleil », « les oliviers frémissent, noyés dans la chaleur des terres ocre et le chant des cigales », où chaleur, saveur, lumière, musique se mêlent conférant tout une sensualité au paysage. Les images révèlent l’oeil du peintre et sa sensibilité artistique. « Face à (la) montagne rosée qui se détache sur un fond d’or », le regard est celui de la contemplation dans une description qui devient tableau. La richesse culturelle de l’écrivain/peintre, ses nombreux clins d’oeil discrets et parfois amusés à des poètes : Rimbaud (« On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans »), Baudelaire, (« échoué dans ce bouge comme l’albatros sur le pont »), Prévert, (« Il est terrible, ce bruit de serrure (…) », à des comptines enfantines (« Un-Deux-Trois, je m’en vais au bois / Quatre-Cinq-Six, cueillir des cerises / Sept-Huit-Neuf, dans mon panier neuf ») ou à des jeux (« le premier qui rira aura une tapette ») … embarquent le lecteur dans l’enchantement de l’imaginaire, de la culture et du plaisir du texte. Ce sont autant de petites étincelles lumineuses qui illuminent de sombres ressentis.
Les nouvelles de Francis Denis, dans Comme un cri de biffure, donnent à voir et à entendre des moments et des situations intenses de vie avec une lucidité souvent cruelle et incisive. Elles donnent souvent à voir et à entendre ce que l’on aimerait ni voir ni entendre. Mais « Au loin, très loin. / (On) entend (- toujours) comme un cri de biffure ».
Du même auteur :
- LA TRAVERSEE
- Le passage
- (1) LA SAISON DES MAUVES ET DES CACTUS
- JARDINS
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