Les désemparés
Francis Denis
Editions Delatour (2016)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Les désemparés, le titre du dernier recueil de nouvelles de Francis Denis (1) peintre, écrivain, poète, crée d’emblée un horizon d’attente chez le lecteur. Les connotations de vulnérabilité, de fragilité font référence à des vies tourmentées, brisées par des situations ou des paroles blessantes. La souffrance physique, psychologique, le mal être, la solitude de personnages souvent minés par la pauvreté et la maladie l’emportent dans les différents récits.
Les seize brefs récits de Francis Denis proposent tout un univers d’émotions, de sensations, de réminiscences, de réflexions sur l’enfance souvent malheureuse, incomprise (« Le mal aimé », « Grand frère »), la fragilité de la planète (« Marie s’est toujours demandé pourquoi les hommes voulaient conquérir les planètes alors qu’ils sont incapables de préserver la leur »), de la vie, la brutalité de l’existence (« La brutale réalité » dans « La traversée »), les rêves, les espoirs auxquels les êtres s’accrochent malgré tout avant de se heurter à la réalité. Toutes ces narrations s’unissent dans un jeu de reflets et d’échos caractérisés pour la plupart par un même climat psychologique de solitude, d’angoisse, de sentiment d’abandon. La mère lointaine, malade (« Elle tousse puis se racle la gorge. Je la sais désespérée de faire autant de bruit et de ne pas pouvoir maîtriser le mal qui la ronge ») ou absente (« maman est partie ». « Froid ») est hélée, « Maman ! maman ! », souvent en vain par des enfants mais aussi des adultes en quête de sécurité.
L’intimité chaude de la chambre et du lit crée un monde protecteur propice à des échappatoires bienveillantes et lumineuses : « Plongé, (…), au creux de mon lit (…) j’imagine un autre monde, un monde de revanche où je suis fier sur mon cheval et où Maman est la reine. / Il y a des fleurs dans ses cheveux et les gens sourient à son passage. Ils me saluent comme un prince et je leur jette des pièces d’or sous le bleu du ciel ». Le rêve libérateur favorise l’évasion : « Son regard embrumé voudrait s’échapper par-delà les grands murs, prendre d’assaut plaines et montagnes, rivières et lacs, les langues éthérées du ciel. Frôler les étoiles pour atteindre le cœur des galaxies. ». Selon le narrateur, Marie rêve d’atteindre l’immensité du monde dans un envol, un élan de liberté donné à voir de façon poétique. La lecture constitue aussi un refuge rassurant, réconfortant, apaisant, compensant les manques, permettant d’oublier la cruauté de la vie et de s’évader vers un monde meilleur : « Les seuls moments de répit viennent avec le soir, lorsque chacun regagne sa chambre. Juline retrouve son havre de paix, sa petite cage dorée où elle peut enfin se mettre à rêver et vivre au travers de ses livres lumineux et colorés. Ils sont ses amis, ses seuls amis. Ceux sur qui elle peut compter, qui la rassurent et lui font oublier tous ses malheurs du jour ». (« Grand frère »). Nourriture de l’âme, la lecture comble les vides et chasse la solitude. De même, écrire permet de rompre l’isolement, de trouver une compensation à tous ses maux : « Coucher sur le papier une seconde vie : celle qu’il ne pourra sans doute jamais connaître dans la réalité (…) ». (« Buveur de vent »). L’homme vulnérable, dépourvu d’estime de lui-même attend la femme et l’amour qui finalement arrivent lui apportant la confiance et un bonheur éphémère, comme dans la nouvelle « Le mal aimé » : « Le temps s’est écoulé avec des perles de bonheur. / Nous nous retrouvons dans sa chambre. Rose et chaud. Battant à l’unisson avec des petits mots d’amour en sourdine. / Me voici sans défense. Paisible. / Non, je ne suis pas une poule mouillée ! ». Mais s’agit-il de la réalité ou d’un rêve compensatoire ? Le narrateur s’embarque-t-il dans un délire onirique ? Plongé dans les pensées, les émotions, les souffrances de narrateurs homodiégétiques, le lecteur oscille entre le rêve, le cauchemar, la réalité.
Dans ces différentes histoires fondées sur le réel, le mystère, le fantastique, le surnaturel surgissent parfois au milieu de la nouvelle ou dans la chute. A d’autres moments, l’absence de chute ou l’indéterminé laissent le lecteur libre d’imaginer la suite qui lui convient. La tragédie (« Je ne reverrai jamais le fond de mon armoire »), la mort (« Maman est droite au milieu de la cuisine. Blanche et immobile. Elle tient, suspendue par le cou et la corde qui la relie au plafond »), la joie (« Ce sera sans doute le plus beau des cadeaux que nous pourrons offrir à notre fils et nous avons bien l’intention de passer les fêtes là-haut, en compagnie de nos amis et dans l’ivresse des coupes »), l’espoir ou l’absence d’espoir se tricotent avec subtilité. A travers chaque nouvelle, le lecteur pénètre la richesse du monde intérieur de Francis Denis. Le réel placé dans les nouvelles comme les réminiscences des années soixante, les sœurs Saint Vincent de Paul innommées mais aisément reconnaissables (« Elles sont revêtues d’une longue robe brune, lacée à la taille par une simple corde de lin. Elles portent sur la tête une espèce de cornette blanche qui dissimule la moitié de leur visage »)… tout est réinventé, recomposé par les mots et l’écriture.
Mélange de réalité, de rêve, de fantastique, les nouvelles de Francis Denis sont aussi parées de poésie. La fleur, métaphore de la féminité, nourrit les fantasmes érotiques de Rose. Les plantes, lieu de la sexualité triomphante, (« « îles lointaines aux jungles luxuriantes, aux parfums d’ombre et de lumière, aux feulements des fauves en rut ») deviennent instruments de plaisir : « Le corps entier livré à la fougue de ses plantes amoureuses ». Rose devient fleur (« Elle se sent beaucoup plus plante, tige, fleur. Son cœur bat au rythme des feuillages et de leur symbiose avec la lumière ambiante. Elle aussi se nourrit de lumière, de gouttes d’eau et de la tiédeur de l’air »). Elle connaît la plénitude du plaisir avec ses « homologues » végétales. De même, son patron entretient un rapport quasi pathologique avec la nourriture qui devient une parodie du plaisir charnel. Rose est un mets appétissant pour lui : « Il la désire avec jubilation et avec un appétit sans limites. Il la contemple comme s’il se trouvait devant un énorme tournedos, rouge, cerclé de blanc, bien ficelé, à peine grillé sur la surface, posé délicatement auprès d’un lit de laitue fraîche et d’un vert translucide ». Cette description humoristique montre que chez lui le plaisir alimentaire et le plaisir sexuel fusionnent. Dans d’autres nouvelles, le corps de la femme devient le plus souvent objet esthétique, flacon de parfum (« Il y avait des violettes dans son regard. / Son corps en forme de flacon parfumait la loge (…) », bijou : « Elle s’est incrustée dans ma vie comme un diamant, une perle rare ». Des comparaisons métamorphosent les doigts en symbole de beauté, éventail ocellé et coloré : « les doigts (…) s’étirent et se déploient tels des paons amoureux ». Des substantifs et des adjectifs légers, vaporeux, l’écriture donnent à voir des œuvres d’art, la vibration de la beauté, l’éclat de la luminosité : « Les fols murmures et les jaillissements répétés des instruments nous plongeaient dans un tourbillon d’étoiles ». Les sons, les synesthésies (« Et ça sent l’oignon frit ! Le bruit qui coule sur la volaille, les mains grasses que l’on essuie sur le tablier blanc et maculé ! »), le mouvement, la lumière se répondent. Dans l’univers sombre des récits de Francis Denis jaillit toujours la beauté de la poésie, un soupçon d’humour et de joie.
- Voir les chroniques concernant les précédentes œuvres de Francis Denis:
Les Saisons de Mauve ou le chant des cactus
http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2016/03/19/les-saisons-de-mauve-ou-le-chant-des-cactus-5776940.html
« La traversée »
http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2013/06/22/la-traversee.html
« Le passage »
http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2012/08/25/le-passage.html
0 commentaires