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Temps mort

26/02/2025 | Livres | 0 commentaires

Temps mort
Jean-Michel Béquié
La déviation (2025)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Jean-Michel Béquié : Temps mort. (Photographie d'une ombre sur une poutre ou un mur) Roman réaliste et roman de l’intime

Après Trous de mémoire, Charles et dans le Creux du temps (1), le nouvel ouvrage de Jean-Michel Béquié, Temps mort, plonge le lecteur avec émotion, mélancolie et parfois humour dans des situations existentielles ancrées dans le quotidien. A la croisée du roman réaliste et du roman de l’intime, à l’écriture d’un classicisme maîtrisé, ce récit capture des instantanés et propose des fragments de vies passées et présentes, mettant en lumière des personnes traversant ou ayant traversé des périodes douloureuses tout en dressant le bilan de leur existence. Et comme il est indiqué sur la quatrième de couverture, « Dans la vie comme en sport on devrait avoir le droit quelquefois de mettre les mains en T et dire : Temps mort ! ».

Une technique narrative très élaborée

Ce roman polyphonique, construit sur des histoires qui s’entrecroisent à l’intérieur de deux personnages centraux Régine et Marianne, présente une technique narrative très élaborée. Ses dialogues vivants et réalistes intègrent des conversations familières directement dans les activités du quotidien : « (…) Tu n’écris pas une fiction qui se passe en Colombie dans les cartels de la drogue. Dis, elles sont pas en train de cramer, là, les tomates ? ». La soudaine remarque sur le mets qui risque de brûler s’entrelace naturellement avec l’échange sur l’écriture, renforçant l’authenticité des interactions et l’impression de spontanéité. Des voix, – de femmes essentiellement -, se croisent, se répondent : des monologues intérieurs, des flux de conscience, des dialogues au style direct insérés dans le récit qui fuit le narratif pour se faire discursif, des focalisations internes se tissant aux focalisations externes et omniscientes, les intrusions d’un narrateur complice du lecteur commentant ce qu’il aperçoit : « Quoiqu’il en soit, nous ne pouvons le suivre pour l’heure, puisque nous accompagnons Marianne ». Cette pluralité de voix, de points de vue, des digressions, des allers-retours entre le présent et le passé, constitutifs de l’originale invention formelle du roman où la progression linéaire éclate, égarent parfois le lecteur et l’emportent dans l’intimité de vies féminines de différentes générations dont au début il ignore les liens. Or des lignées familiales se croisent. Le destin de plusieurs personnages apparemment éloignés les uns des autres se noue. Une remarque dans l’incipit (« Les deux voitures prennent une direction différente, elles ne sont pas appelées à se revoir. Leurs conducteurs, si, mais pas tout de suite »), des indices subtils et discrets — comme la question de Marianne à sa tante sur un de ses personnages de roman (« Mais dis-moi, la sœur de Mariette, c’est pas un peu ma mère ? ») ou encore la réponse neutre de Vincent à propos de la personne aimée par Régine (« Elles sont arrivées ensemble, elle et la personne qu’elle aimait »)— les suggèrent sans les expliciter. Ces indices ténus, en apparence anodins, s’avèrent par la suite révélateurs. Les actions résonnent d’une époque à l’autre, les liaisons entre elles non dites tout de suite, renforcent un fort effet de réel. Comme dans la vie, le lecteur ne comprend qui sont les êtres, quels sont leurs rapports, que progressivement.

Des thèmes parlant à la majorité des lecteurs

Ces histoires personnelles remplies de questionnements, de réflexions, révèlent des moi profonds cachés derrière les moi apparents. Par le biais de ses personnages possédant l’imprévisibilité de la vie, cadrés au plus près de leurs gestes, de leurs actions, de leurs ressentis, de leurs pensées, de leurs souvenirs, l’auteur aborde des thèmes parlant à la majorité des lecteurs : l’amour, le couple, la séparation, les blessures intimes, les querelles familiales, l’amitié, la maladie, la mort. Au fil de leurs pensées et de leurs souvenances, la personnalité de chacun se révèle, se précise, se détaille. Marianne, la professeure de Lettres, émerge derrière ses nombreux apartés,  ses définitions (« Nathalie et Seb hésitent encore (pas pour longtemps, elle en mettrait sa main au feu – c’est une image -, plus exactement c’est une expression qui remonte au Moyen- Age et sincèrement on est heureux d’avoir trouvé d’autres procédures pour prouver sa bonne foi) »), ses « associations saugrenues », glissées entre parenthèses lorsqu’elle dialogue « dans sa tête » avec ses relations, ses amis, son ex compagnon. Le regard qui s’attarde, observe, dévoile l’écrivaine Régine. Ses observations deviendront le matériau de ses romans : « Comme ces enfants qui parlent tardivement mais qui, ayant enregistré depuis toujours les conversations des adultes, le font avec une correction impressionnante, elle observe le monde qui l’entoure, principalement les humains qui l’habitent, et elle va faire quelque chose de ce matériau, cette mémoire, ses rêves et son imagination ».

Le narrateur va jusqu’à se glisser aussi avec humour et tendresse dans l’univers mental des animaux, évoquant leurs relations avec leur maître, donnant à voir les interactions entre Germaine, la chatte, et Régine, imitant leur langage (« Il hésite, d’un autre côté c’est quand même rigolo de leur courir après. Le chat sent son hésitation, il a suffisamment de points en hauteur aisément accessibles pour ne pas s’inquiéter, le corniaud le sait aussi bien que lui, ce qui ne veut pas dire qu’il ne va pas bondir, il n’en mettrait pas sa patte au feu, ces erreurs de la nature sont peu éducables, contrairement à ce que croient les deux-pattes »), remplaçant « main » par « patte ». Cette personnification et cette reformulation jouant avec les codes du langage humain en les adaptant aux animaux créent un décalage comique et contribuent à donner une voix propre aux animaux dans le récit.

Des mises en abyme

Cette mise en scène de l’animal comme un véritable acteur rejoint une réflexion plus large sur la création artistique et l’écriture elle-même.

A travers les propos de ses personnages, l’auteur explore la créativité, les différents registres littéraires. Il analyse l’écriture et ses difficultés (« C’est difficile d’écrire des situations, des histoires, des personnages où certains peuvent se reconnaître »), le geste du dessin : « J’adore ces vignettes où, sur une page, on voit Mariette presque identique, tout juste quelques expressions qui ne disent rien, font ressentir sa tristesse. Un trait de bouche, les yeux, subtil et d’une grande économie ». Comme le pense Marianne, « la littérature c’est la vie, dans toute sa complexité, joyeuse, triste, tragique, dérisoire, émouvante, la vie qui vit ». Et cela se retrouve pleinement dans l’oeuvre de Jean-Michel Béquié qui semble se mettre en abyme dans son roman en intégrant sa propre réflexion sur ses créations, allant jusqu’à inclure allusivement l’un de ses ouvrages, écho astucieux à Charles :  « Le vieillard, dans le livre, racontait la maladie et la mort de son premier enfant cinquante ans plus tôt ». La technique narrative de Temps mort, tout autant que l’intrigue, emporte le lecteur dans le plaisir du texte.

En explorant les méandres de la mémoire et du flux de conscience de diverses femmes, Temps mort révèle à la fois la finesse psychologique et le talent littéraire de Jean-Michel Béquié.

(1) D’autres romans de Jean-Michel Béquié :

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