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Trous de mémoire

18/02/2023 | Livres | 2 commentaires

Trous de mémoire
Jean-Michel Béquié
La déviation (2023)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 Jean-Michel Béquié : Trous de mémoire La vie tout simplement

 Antoine et Nathalie, sa sœur de deux ans son aînée, vident l’appartement de leurs parents. En effet, quelques semaines après le décès de Marianne, son épouse tendrement aimée, « sa compagne de soixante années », Alfred, leur père, commença progressivement à sombrer dans la confusion : il « commença d’osciller entre souvenir et oubli », s’ éloignant « il ne sait où ni vers quoi », perdant peu à peu la mémoire, son autonomie et ses repères.   Cette régression contraint ses enfants à le placer dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Le narrateur de l’ouvrage Trous de mémoire de Jean-Michel Béquié donne alors à voir les retrouvailles, pendant une quinzaine de jours, du frère et de la sœur et leur vie quotidienne dans toute sa banalité avec ses rencontres, ses surprises, ses accidents et parfois sa tragédie : les Ehpad et leurs odeurs : « mélange de désinfectant et de … de quoi ? De vieillesse ? L’odeur de la vieillesse concentrée, misérable. L’odeur de la mort », la déchéance physique et mentale, l’inéluctable et implacable progression vers la mort : « Chaque jour se répète, jusqu’à ce que le mécanisme cesse de fonctionner ».

Faisant appel soit à la première personne du singulier soit à la troisième, le récit introduit le lecteur, avec une intense émotion, dans le mental et le ressenti de Nathalie et d’Antoine, deux êtres aux personnalités divergentes que le débarras de l’univers protecteur de leur enfance va rapprocher.

Les souvenirs

Pendant que le frère et la soeur débarrassent la maison de leur jeunesse, les souvenirs affluent par bribes. Les meubles, les photographies surtout ravivent les souvenirs et matérialisent les changements inéluctables : le père à la forte personnalité, intelligent, doté d’humour, cultivé, sportif (« Il revoit son père partir seul pour des heures de promenade dans le Luberon, sac à l’épaule, quelques figues, du pain, du fromage, de l’eau, petit terrien infatigable (…) »), est devenu un être fragile et perdu, qui marche de plus en plus mal, (« trente mètres prennent une demi-heure.  C’est comme du moonwalk, sur place »), et ne sait plus où il en est. Les objets disent l’absence inexorable, le passé défunt, le sentiment de vide. Ils constituent les empreintes du vécu, de l’intime, retraçant l’histoire de toute une vie. Les personnages sont alors donnés à voir dans des situations précises de leur enfance et de leur jeunesse.  Cette remontée vers le passé permet de les découvrir et de les connaître. Les photographies exhumées de leurs boîtes sont des témoignages, objets de descriptions, de réflexions, de rêveries, de mélancolie essentiellement pour Antoine. Elles donnent naissance à de lointaines anecdotes, à des souvenirs d’amour et d’amitiés. La photographie en noir et blanc de la couverture du livre devient sujet de la narration. Antoine recherche les circonstances de la prise de vue, tente de reconstituer la date, le lieu, l’époque : « Elle est assise sur une marche, non, trop haut, ce doit être le rebord d’une jardinière maçonnée (…) Elle doit avoir une dizaine d’années, un peu plus peut-être, c’est l’été, elle est chaussée de sandales en cuir (…) ». Sur les photographies de classe, il retrouve le garçon peu sûr de lui qu’il était : « il se trouvait laid, maladroit, isolé, petit être sans consistance ni intérêt ». Constamment tourné vers le passé, alors que sa sœur, « femme amoureuse, vieillissante, mais amoureuse », savoure avec sensualité chaque instant, construisant des projets pour l’avenir, Antoine « entraîné par la vie plutôt que de l’avoir choisie », plonge dans tous ses souvenirs avec mélancolie et nostalgie.

Un roman d’introspection à l’originale technique narrative

 Dans ce roman d’introspection immergeant dans les arcanes du moi, des images, des objets, des paroles font naître les réminiscences (« Elle se souvient de cet épisode », « Il avait oublié cette soirée ») et engendrent des retours en arrière bouleversant la chronologie du récit. Les personnages passent de la constatation à un déferlement de pensées, d’émotions. Les idées, les sensations surgissent et s’enchaînent spontanément donnant à connaître les états d’âme d’Antoine et de Nathalie, permettant au lecteur de pénétrer leur conscience, leurs ressentis dans de longs paragraphes compacts alternant monologues intérieurs au style direct ou  indirect libre, dialogues rapportés dépourvus de verbes introducteurs,  de guillemets, de sauts à la ligne,  donnés dans des successions de phrases, concrétisations des flux de conscience. L’originale technique narrative de Jean-Michel Béquié plonge le lecteur dans l’intimité de ses personnages sans les jalons habituels de la narration. Avec réalisme, lyrisme, poésie et mélancolie, il dit le temps qui passe et qui a passé. Les rythmes ternaires (« tant d’années plus tard, (…) tant d’années dont il reste si peu, tant d’années pour la plupart effacées »), les répétitions, l’abondance des verbes à l’imparfait, « ce temps cruel qui nous présente la vie comme quelque chose d’éphémère », selon Marcel Proust, créent un tempo mélancolique lancinant. En donnant à voir des fragments de la vie d’Antoine, de Nathalie, d’Alfred, de Marianne, leurs pensées, leurs rêves, leurs joies et leurs peines, l’écrivain parle aussi de lui et du lecteur transgressant la frontière entre roman d’introspection, débordant sur la poésie avec l’insertion de poèmes rédigés par le père, et écriture de soi.

Les vies s’éteignent, les souvenirs s’estompent, terribles « trous de mémoire », mais la littérature, la poésie, l’Art demeurent

2 Commentaires

  1. BEYLOT Suzanne

    Quelle belle analyse donnant envie de lire ce livre !

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    • Annie Forest

      Merci Suzanne.

      Réponse

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