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Les Compagnons du Radeau

28/09/2021 | Livres, Poésie | 1 commentaire

Les compagnons du radeau
Chantal Dupuy-Dunier
Les Ecrits du Nord. Editions Henry (2021)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Les compagnons du radeau : Chantal Dupuy-Dunier« L’humanité toute entière embarquée sur le même esquif » (1)

D’emblée le titre métaphorique du recueil poétique  atemporel de Chantal Dupuy-Dunier  donne le ton. Les compagnons du radeau : les humains, infiniment petits dans l’immensité du monde, « Fourmis pathétiques », tous frères (2),  inexorablement embarqués, bon gré mal gré,  vers leur destination ultime. Ils partent vers un ailleurs dont ils ignorent les étapes. Ils partent pour une espèce de voyage initiatique dont on ne revient pas.

Le rire à l’effet d’exorcisme

C’est un voyage sur un  radeau,  reflet de la vie,  avec ses joies et ses peines, ses certitudes et ses surprises où chacun joue un rôle passif ou actif comme Yorick, en grec « le travailleur de la terre », l’unique  passager nommé qui prend le parti de rire et d’amuser les autres, clown moqueur, malicieux et fantaisiste,  poète à la logorrhée verbale intarissable : « La dérision préserve Yorick. / Aux quintes de toux, / il dédie des vers spasmodiques, / il accompagne les coliques / par une dysenterie verbale, /enlève les lambeaux brûlés de sa peau, / comme Grock / lorsqu’il retirait les lames de rasoir/ d’entre les touches de son piano, / Avec un rire malicieux : ‘Sans blague…’ ».  Yorick rit pour se protéger lui-même  et donner  de la gaieté  aux autres « à partir de rien et de moins que rien » (3), pour détourner les esprits de sombres réalités comme l’injustice (« Il y a les ministres, / personne ne sait de quoi, pas même eux, / qui ont les meilleurs places, / d’épaisses couvertures, / copieuses rations et meilleure pitance. »), le fanatisme mortifère  (« Il y a peu, tu as lavé du sang répandu sur les planches. / Des compagnons se sont mutinés / derrière un fier barbu aux yeux d’airain (…) »), la violence envers la nature («  Certaines graines / semées par les oiseaux / s’enracinent entre les planches. / Un homme en avait repiqué un carré, / il enseignait leur nom savant aux enfants du radeau. / Certains se plaignaient qu’elles tenaient trop de place. / Une nuit, on les a arrachées »). Il plaisante  pour oublier  les dictatures  (« Chaque fin de semaine, / d’un bout à l’autre du radeau, / l’armée défile. / Tous doivent la regarder passer, / hommes aux garde-à-vous, / même appuyés sur des béquilles / »)l’absurdité de la vie (« quotidien absurde « ),  l’intolérable réalité de la mort : « Parfois, à la tombée du jour, / on découvre, portés par un courant,  des algues et des cheveux mêlés, / une robe virginale / plaquée contre le cadavre mince / d’une fille qui fut belle ». Une mort injuste parce qu’arrivée trop tôt, s’emparant d’une jeune femme ayant (peut-être) tenté de fuir l’inacceptable, rêvant d’un ailleurs meilleur.  La  mort toujours tapie dans un coin, prête à bondir. La mort anticipée, déjà présente dans le sourire de l’homme : « Il éclate d’un rire / qui découvre ses dents, / son futur rire de mort… ».  Dans le dernier poème du recueil, cette mort inéluctable – la fin du voyage –  est acceptée tout simplement dans un éclat de rire à l’effet d’exorcisme : « Un immense éclat de rire de Yorick, / le dernier / ».   Après ce vers, succède sur la page  un blanc porteur de sens, temps d’attente avant l‘inexorable tragédie : « Nous tombons… ».  Point d’orgue final résonnant dans l’infini avant  un silence vertigineux, suspension du texte et du temps, concrétisation de l’indicible  s’ouvrant sur l’éternité.

Un lyrisme ténu

Le titre Les compagnons du radeau est la concrétion  essentielle de l’ensemble des poèmes, les  liant dans l’histoire de l’Existence. Il s’agit d’une succession de  textes, sans titres,  plus ou moins longs, habitant l’aire scripturale de l’ouvrage,  une succession de moments donnant l’impression que les choses se vivent dans l’instant. Des moments uniques  tissés les uns aux autres par le fil de la vie, par sa transmission, fluide vital parcourant les corps de génération en génération :  « Calligraphie des sillons, / Contes transcrits depuis l’enfance / sur un parchemin vivant ».  Chantal Dupuy-Dunier donne à voir l’humanité emportée fatalement sur la même embarcation sur laquelle personne n’a de prise, (« C’est de l’eau que naissent les hommes, / de l’amnios primitif, / cernés par les mots / abusés dès le premier jour.///Une bouche distille des signifiants / à leurs oreilles. //// Plus jamais, ils n’auront le choix ») dans un recueil  au lyrisme ténu, à la tonalité parfois nostalgique,  quelque fois  pessimiste, (« Certains gosses sont cruels, violents / en un mot  ‘humains’ » : paradoxe tragique !) , où le « je » se dérobe pudiquement derrière le « tu » (« Tu rêves à ces êtres contemplés dans les livres d’images / trouvés dans une vieille malle en bois / aux ferrures rongées par la rouille »). Dans une continuité fragmentée, la poétesse montre la vie de ses débuts (l’ouvrage s’ouvre sur le vers « Dans nos maisons d’enfance » : lieux protecteurs symbolisant la stabilité, les racines) à sa fin.  Elle dit  les peines mais aussi les joies, les beautés de la vie, des paysages, des rêves  dans une poésie libérée de la versification,  au rythme incantatoire léger et doux,  faisant appel à des mots choisis avec soin, nommant de façon précise la réalité, véhiculant avec subtilité et  délicatesse  des critiques sur la société. Les compagnons du radeau : un émouvant et esthétique recueil poétique  emmenant le lecteur dans la beauté et la sensibilité d’une  remarquable poétesse au cœur humaniste et tendre.

Du même auteur :

(1) Citation de Chantal Dupuy-Dunier
(2) Le substantif « compagnon » est  issu du latin « cum » et « panis » signifiant « celui qui partage le pain »
(3) Phrase de Grock, un clown du début du XXe siècle

1 Commentaire

  1. Chantal Dupuy-Dunier

    Merci, chère Annie Forest-Abou Mansour, pour le travail impressionnant que vous avez accompli en rédigeant cette chronique si complète.
    Et un grand bravo pour l’ensemble de votre remarquable site.

    Réponse

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