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Lola Valérie, variation

30/09/2019 | Livres | 2 commentaires

Lola Valerie, variation
Mathilde Arrigoni
Editions Rafael de Surtis (2019)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

    Avant de commencer son récit, dans le prologue de son opuscule intitulé Lola Valerie, variation, Mathilde Arrigoni communique en italiques un fait divers : « Au petit matin du dimanche 14 juin 2015, on découvrit dans sa chambre d’hôpital le corps sans vie d’un individu martiniquais âgé de quarante-cinq ans, et qui séjournait au Centre de rééducation Calvé de Berck depuis un an  (…) L’homme, paraplégique, a été retrouvé un couteau planté dans le coeur». Puis la narratrice s’empare de cette tragédie, – meurtre ou suicide ? – , et l’exploite de façon romanesque et biaisée avec subtilité, empathie et poésie. Elle transfigure le réel par le biais de son son écriture, de son imagination et de sa culture littéraire.

    En effet, Lola Valerie, variation n’est pas de la simple mise en récit d’une mort violente, révélée seulement de façon indirecte vers la fin de l’histoire lors d’un procès, dans des discours rapportés au style indirect libre, des focalisations omniscientes ou internes. Il s’agit de la « vérité diffractée » d’une histoire passée. L’essentiel est tout ce qui gravite autour de la mort terrible de l’homme paraplégique : la rencontre entre le personnage principal, dépourvu de nom, et Lola Valerie, leur amour intense, trouble et tourmenté, l’emprise psychologique, les non-dits, les silences, les ressentis, les émotions, les petits gestes banals mais essentiels du quotidien…

    Deux vies, deux moi, deux âmes esseulées se croisent, se rencontrent : un psychiatre solitaire et une jeune femme blonde, mal coiffée, dotée d’un œil mort (« C’est alors qu’il remarque son œil droit, plus petit que l’autre, laiteux et vitreux, un œil dont on aurait arraché la pupille aux tenailles, déformé l’iris à l’acide »). Deux êtres dont le lecteur sait peu de choses : un médecin mélancolique (« (…) cette envie, cette envie qu’il a toujours de dégueuler, là sur son plateau, tandis qu’il pèle méticuleusement sa pomme, et cette envie qu’il a toujours de vomir ces mots, ta gueule, ta gueule, je m’en fous de Noël, de vos histoires de cadeaux (….) »), une femme insaisissable, mystérieuse, fuyante, menteuse. Deux êtres découverts progressivement, par bribes dans un récit factuel, dans une intrigue minimaliste où la narratrice s’efface dans l’omniscience narrative. Deux tranches de vies données au gré des pensées, des émotions, des agissements des personnages dont le lecteur suit le cheminement. Deux êtres ordinaires, simples, aux échanges souvent inexistants, « Pendant tout le trajet, ils ne diront rien, pas même des banalités. Le prix du silence. Le prix à payer », qui évoluent dans une atmosphère sombre et mélancolique.

    Dans ce récit d’une histoire d’amour donné à la troisième personne du singulier où la narratrice présente explicitement dans dans la deuxième phrase de l’incipit (« j’ignore si vous connaissez Berck en hiver (…) ») questionne des intériorités psychiques, le vécu d’une situation forte, bouleversante, particulière, un amour intense et improbable. Elle évoque, suggère plus qu’elle ne dit les errements de l’être, les vacillements de la conscience, le besoin de comprendre ce qui s’est passé, ce qui a été vécu. Le jury lors du procès ne comprend pas le geste mortifère du médecin, il n’entre pas dans sa logique, dans son irrationnel : « Ce que vous ne semblez pas comprendre, surtout, Docteur, c’est qu’un homme est mort (….) pardonnez-nous, vraiment, de tenter de comprendre, d’expliquer, et de rationaliser, votre geste qui, pour nous tous, est incompréhensible ». Le médecin, lui-même, s’interroge sur le sens de son geste, se demande comment sa compagne et lui ont pu commettre cet acte. Il s’interroge sur la femme aimée que le lecteur perçoit à travers son regard, son ressenti, des fragments de discours oraux ou écrits comme dans leurs post-it, sortes de haîkus du quotidien : « Pouvez-vous acheter du lait écrémé ? / Il n’y en a plus. / Problème pour café au lait ».

     Lola Valérie, variation, inspiration libre, transposition, avatar de Lola Valérie Stein de Marguerite Duras est une romance triste plongée dans une atmosphère poétique, mortifère dans la « solitude et (la) désolation » de Berck, lieu sécrétant l’ennui et la tristesse . L’écriture limpide, lyrique aux nombreux rythmes ternaires, « La vie a continué, banale, amère et mesurée », « Toute la journée il repense à l’incident du matin. Toute la journée il se reproche ses mots. Et toute la journée il tente d’obtenir un rendez-vous avec le directeur du centre », aux mots répétés, allant par couples, « Le silence de sa cellule. Le silence assourdissant (…) », aux inversions des sujets, des compléments (« Peut-être n’est-ce que la culpabilité qui à cette femme le lie », « il n’y a que cela qu’elle sache faire, Lola Valérie »…), crée un tempo lancinant, concrétisant le vide, le silence mortifère de la vie de ces deux amants dit diaboliques.

    Lola Valérie, variation de Mathilde Arrigoni est une histoire trouble et troublante au traitement romanesque moderne et novateur.  Lola Valérie, variation, un beau et grand livre !

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2 Commentaires

  1. Ursus

    Comme vous j’ai trouvé bouleversant ce nouveau livre de Mathilde Arrigoni. Ce court roman nous raconte une histoire d’amour étrange, puissante, dérangeante avec une virtuosité d’écriture exceptionnelle. L’ « improbable » rencontre (mais l’est-elle vraiment ?) entre l’évadée d’un établissement psychiatrique parisien et le psychiatre d’un centre de rééducation à Berck est décrite avec une finesse tout à fait remarquable. La naissance de l’amour s’y donne à voir sous un jour qui se situe à des années-lumières des amours ordinaires et du sentimentalisme banal. La fascination qui en résulte chez le médecin débouche sur un meurtre dont l’explication suscite un choc de narrations admirablement inséré dans la construction du roman : celle, à prétention rationnelle, de la Cour d’Assises, et celle beaucoup plus profonde et inaboutie de l’auteur direct du crime. L’auteure excelle à parler de l’amour inaccessible et de sa parenté avec l’instinct de mort, à partir de la détresse absolument poignante du personnage de Lola Valérie. Elle sait semer des interrogations qui resteront sans réponses, ouvrir des aperçus qui demeureront sans horizons, utiliser  » les non-dits, les double sens et les silences entre les lignes » qui rendent la lecture haletante. On ne sort pas indemne de ce magnifique roman qui consacre par ailleurs un superbe talent d’écrivain. Ursus

  2. Mathilde Arrigoni

    Merci, chère Annie, pour votre magnifique chronique de mon ouvrage, et pour avoir su, comme toujours, en percevoir et en comprendre absolument toutes les subtilités (notamment pour le travail sur le rythme qui n’est que le reflet de l’ennui de Berck).
    Merci également à ce lecteur pour ses compliments et pour ses encouragements.

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