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La folle ardeur

18/10/2019 | Livres | 0 commentaires

La folle ardeur
Michelle Tourneur
Fayard (2019)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

image folle ardeur.jpegDans La folle ardeur, le lecteur retrouve l’auteure de La Beauté m’assassine, de Cristal noir, de La Ballerine qui rêvait de littérature (1): Michelle Tourneur et son écriture féerique, esthétique, sensuelle.

Dans une biographie romancée, Michelle Tourneur plonge avec finesse et empathie dans l’âme, le coeur et l’oeuvre des trois parmi les plus grands artistes romantiques du XIXe siècle : George Sand, Eugène Delacroix et Frédéric Chopin. D’autres grands noms se croisent et se rencontrent dans cet univers enchanteur respectueux des données historiques : Musset, « la Comtesse Carlotta Marliani, épouse du consul d’Espagne », la Baronne de Forget, Florentine Galien, l’héroïne de La Beauté m’assassine… Dans La folle ardeur nourrie de sa culture littéraire, musicale et picturale, Michelle Tourneur capte avec délicatesse, subtilité, pudeur, des instants, parfois fugaces, réels ou fruits de son imagination, de la vie des trois artistes qui se partagent entre Paris et Nohant de 1842 à 1848. Elle fait exister tout un monde magique, éblouissant, tout une atmosphère enchanteresse d’art : « … les immenses arpèges les emportent dans les neiges blanche et les lumières moirées des légendes slaves », de nature esthétique, véritable bijou précieux : « Dans le jardin de cette éternité, une aurore couleur d’or et de saphir pâle baigne le vent doux des prairies », données à imaginer et à ressentir par des synesthésies, des hypallages, des jeux d’ombre et de lumière. Et « au centre de tout », l’écrivaine romantique, l’amie du « petit peuple plongé dans l’oubli le plus sombre », l’ « hôtesse d’une maison ouverte à tous les arts » : Aurore Dupin, baronne Dudevant, plus connue sous le pseudonyme de George Sand, la femme libre, l’amie des arts et des humbles.

Dans un ouvrage du flux de conscience et de monologues intérieurs, à l’intrigue minimale qui tricote passé et présent, Michelle Tourneur immerge le lecteur dans l’atmosphère de la vie et dans l’âme de l’écrivaine, du peintre et du musicien. L’essentiel est dans le ressenti, l’émotion, les sensations, dans la palpitation de la vie, de la nature, dans la cristallisation de moments intenses. L’écriture, la peinture, la musique sont beaucoup plus que des arts, ce sont des univers qui s’ouvrent produisant un enchantement fabuleux permettant d’oublier notre monde en déliquescence annoncé par l’explosion de 1848.

Dans ce sublime ouvrage, se mêlent des extraits d’oeuvres littéraires, des références picturales et musicales, des bribes de correspondances et de commentaires musicaux (« … le long commentaire ébloui de Berlioz »), glissés au milieu du récit, l’ancrant dans la vérité et la réalité. Des renvois explicites aux différentes œuvres des trois artistes (La Grande Odalisque, La mort de Sardanapale, Spiridion ) et implicites comme celles appartenant au monde imaginaire de la petite Aurore, avec « le dieu protecteur de son enfance, Corambé » ou celles de la Mare au diable (« les mares ensorcelées »), des légendes paysannes du Berry avec les Lavandières ou les Demoiselles (« Cet enfant-ci, elle l’adore, elle l’a nourri de poésie et de merveilleux. Tout petit, elle l’a emmené la nuit, tremblant et la main glissée dans la sienne, voir le nimbe laiteux de la Dame Blanche passer sur les champs de luzerne et sur les saules têtards. Elle lui a parlé des terribles Laveuses du Diable et des visages qui flottent à la surface vaseuse des étangs les jours d’orage » ), insérés par petites touches dans la narration donnent à vivre tout à la fois un monde réaliste, une vérité historique et culturelle et un monde merveilleux.

La folle ardeur s’ouvre sur l’arrivée d’Eugène Delacroix dans la maison de Nohant. George Sand se souvient. Elle plonge huit années en arrière lorsqu’elle a rencontré le peintre pour la première fois. En 1834, alors qu’elle sortait brisée par sa séparation d’avec Musset (« Elle n’a plus de visage. Elle n’a plus la lourde parure de cheveux sombres à disposer en grappes avec une poignée de myosotis et des rubans pour envoûter ses amants »), George Sand rencontra, sur les conseils de son éditeur Buloz, le peintre Delacroix afin qu’il brosse son portrait. Une amitié presqu’amoureuse naît alors entre ces deux êtres hors du commun, à la sensibilité esthétique exacerbée, capables de capturer le moindre détail de la beauté la plus volatile : « Tous deux ont la disposition unique de partager ces vibrations à distance ». Delacroix, capable de ressentir et de peindre la palpitation de la Création, la beauté intérieure, ce qui se cache derrière l’apparence : « Il ne cherche pas les traits mais la féminité de sa présence traversée par la musique ». Les trois artistes font sans cesse l’expérience des confins, vivant par l’Art, pour l’Art, dans l’Art, en recherche de l’absolu , de l’ineffable, à tous les instants de leur existence, en amour : Du fond des ombres de son parc elle imagine ce qu’elle n’a jamais connu jusque-là, un amour à la crête de l’émotion artistique. Elle pourrait, s’il y consentait, avec ce jeune visionnaire, inventer une passion au franges de la réalité », en amitié, dans la création

Georges Sand, Eugène Delacroix, Frédéric Chopin vivent des moments d’amitié et de création extraordinaires ensemble à Paris, lieu d’effervescence, de mouvement, de fêtes (« Le soir, théâtre, Italiens, au repas à la même marmite », « Les soirées à l’Opéra, l’accueil empressé de la Maison Dorée (….) les dîners chez les Rothschild ou chez la princesse Czartoryska (….) ») et à Nohant. Nohant refuge au coeur de la campagne berrichonne (« Et bien voilà, il y est. Nohant. Le refuge », «A bout de forces et de raisonnement, elle s’est réfugiée à Nohant »), lieu de rétablissement pour le peintre et le poète à la santé délicate, lieu d’inspiration. C’est là que germe et éclot L’Education de la Vierge : « Françoise assise sur le banc de pierre. L’enfant à ses côtés, légèrement penchée, un doigt posé sur le Livre saint. Les coups de vent chaud qui passent ne les font pas ciller. Autour d’elles les buissons sont complices : le silence tissé d’or, de grésillement d’insectes et de sons de cloches, il le ressent intensément. Il peint dans la tiédeur qui monte de la terre. Plus de hâte, mais le clapotement continu de la brosse sur la toile. L’éternité ». Nohant est un écrin immergeant le lecteur au coeur du travail des trois artistes, de leur force créatrice et de leur fragilité humaine : « Lui frêle. Ce qu’il fait naître, colossal ».

L’écriture de Michelle Tourneur conjugue les arts romanesques, picturaux et musicaux. Elle tisse les champs lexicaux des différents arts dans des rythmes ternaires lyriques, dans des comparaisons et des métaphores associant musique et peinture, lumière, couleur, métaux précieux, sons et mouvements : « Aux premiers arpèges, une force occulte traverse l’espace, Chopin déploie la matière fluide qui repousse les contours. Irisations, transparences, mélodies slaves interrompues, reprises, réinventées, ascensions chromatiques vertigineuses », « Envoûté par la fougue d’exécution, par les éclats et par les miroitements où il lui semblait retrouver ses propres visions (….) », « Du piano s’échappent des figures fluides comme les tons d’un lavis ». Tout est fluide, léger, (« Phrases lues, envolées dans le soleil couchant ») mélodieux, diapré comme « les notes qui tombent ‘comme les gouttelettes d’une rosée diaprée’ », vaporeux (« Délice d’une fin de journée dans la vapeur chaude montée de la terre (….) », abondant : « « Et il pleut des mots entre l’atelier et le square d’Orléans. Il pleut de la musique chez eux et autour d’eux ». Les ondes lumineuses deviennent élément liquide, (« sous les torrents de lumière déversés par les réverbères »), ne pouvant être circonscrit, élément mystérieux, mouvant, incitant à la rêverie.

La Beauté est le sujet de La folle ardeur. En effet, cet ouvrage où les arts se croisent fait accéder à la quintessence de la Beauté, à l’âme de l’art. Comme George Sand, Michelle Tourneur « capte les atmosphères » et en donne à ressentir les vibrations avec son style délicat, esthétique, ses mots au puissant pouvoir, le rythme aérien de ses phrases. Les substantifs du XIXe siècle permettent de restituer une époque : « un flacon d’eau de senteur de chez Chardin-houbigant », « la patache », « la tenue de bousingot »… Les descriptions de lieux somptueux vus ou remémorés, riches en évocations sensorielles, chocs lumineux, parfumés, flamboyants : « Des silences pour avouer que l’Orient l’avait appelée elle aussi,irrésistiblement, qu’elle le rencontrait partout à Venise. Dans les parfums de musc et de rose et dans l’or des mosaïques : dans la splendeur des étoffes vendues au fond de boutiques profondes comme des chambres de courtisanes », les appartements chargés de présence, «Les images et les ombres se déplacent avec la légèreté de souffles dans une maison où on écrit. La nuit surtout. Les cloisons deviennent poreuses, les miroirs capturent des présences, les meubles craquent, le silence parle », les aperçus de campagne enchanteresse, irréfragables œuvres picturales, « Dans le clair-obscur du bois, les ombres sont striées d’or et une odeur d’humus monte de la terre » constituent une véritable plongée dans l’onirisme.

Michelle Tourneur transcende le réel grâce à son écriture et à son imagination, elle l’arrache à la matérialité. La folle ardeur, cette brûlure créatrice intense, caractérise non seulement les trois artistes romantiques, mais aussi Michelle Tourneur.

(1) D’autres romans de Michelle Tourneur dont vous pouvez retrouver les chroniques

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