Cristal noir
Michelle Tourneur
Fayard Roman (2015)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Cristal noir, le titre esthétique, raffiné du dernier roman de Michelle Tourneur est à lui seul déjà toute une histoire qui plonge le lecteur dans le mystère, la délicatesse, la distinction. Le cristal, symbole de transparence, diamant fragile où la lumière diffractée, brillante, scintillante s’associe au noir, à l’opaque, au mystère. « Cristal noir »est, dans l’ouvrage, le surnom donné par Charles Henri Chelan au parfum « Borgia 1914 ». C’est aussi un « jeu invisible entre le transparent et l’opaque » que Charles-Henri est non seulement « le seul à saisir », mais que Pearl appréhende en lui : «Il y avait dans sa réussite une grande clarté et, au cœur même de cette netteté, un bloc d’obscurité à chaque instant perceptible ». D’emblée le titre du roman de Michelle Tourneur annonce une histoire où le secret, la Beauté, la splendeur, l’harmonie seront souverains et permettront d’oublier la dureté du réel : « L’harmonie est la frontière où s’arrête la souffrance. » En effet, l’histoire située entre la fracture monstrueuse et absurde de la première guerre mondiale et l’arrivée de l’angoissante crise économique de 1929, emporte le lecteur dans des lieux de rêve où la Beauté et le raffinement s’imposent et éclatent de mille feux, vibrants, fascinants, plongeant les personnages et le lecteur dans des bouffées d’émerveillement. L’éblouissement est au cœur du travail des principaux personnages favorisant l’oubli de la réalité.
Dans Cristal noir, Pearl Edwards une Américaine de vingt-cinq ans, au prénom symbolique, à la magnifique chevelure rousse, jeune femme « imaginative, combative, opiniâtre », arpente depuis quelques semaines les rues de « la ville phare », le tourbillonnant Paris culturel des années 1929 fréquenté par les plus grands artistes, journalistes, écrivains, pianistes, couturiers, cuisiniers comme Colette de Jouvenel, James Joyce, Vladimir de Pachmann, Serge de Diaghilev, Paul Poiret, Georges Auguste Escoffier… Photographe, journaliste, Pearl « prépar ( e ) un ouvrage sur la gastronomie française ». Le restaurant Le Paquebot édifié « dans un des quartiers les plus luxueux de Paris » et son chef cuisinier Charles-Henri Chelan, homme mystérieux, raffiné, courtois, qui « n’ (est) pas bâti sur le moule commun » retiennent son attention. Et c’est à travers la vue, le goût, l’odorat, l’ouïe que se passe l’essentiel : le travail de photographe ou de cuisinier, la vie, l’amour. Charles-Henri Chelan comme Lazlo Orkeni, son double, sont hantés par leur passé à jamais disparu. Tous deux recèlent un mystère caché (l’opaque, le noir) derrière des apparences lisses (le cristal). La perte de sa mère, l’amour blessé ont poussé Charles-Henri loin de chez lui. Il a tout abandonné pour devenir cuisinier. Il prépare alors des mets raffinés, esthétiques, délicieux. La métamorphose des légumes, des viandes, des sucreries, des épices, deviennent avec lui des objets d’art et de dégustation faisant voyager les clients par les sens. De l’arôme vanillé surgissent des paysages chaleureux : « Une vague chaude de forêts, d’arbres nourriciers, de plantes géantes, de tiges en volutes, de vents parfumés, tournait entre les murs et l’enveloppait ».Les plats sont somptueux en forme, ( « Le vol-au-vent de parade avait la forme d’une énorme poule couveuse. Couleur pain d’épice, fourré d’une préparation de ris de veau, d’asperges, de quenelles, de crêtes de champignons à la crème, le magnifique volatile de pâte semblait sculpté dans un matériaux mixte, mat et brillant, qui faisait jouer la lumière sur le bec et sur les plumes. Tout autour luisait une ronde d’œufs décorés à l’or »), en texture, (« Le chou à la crème est une sphère.(…) Quand la petite cuiller attaque le chou, la coque raidie de caramel se fend et s’écarte. A La seconde attaque, elle éclate en brisures de pâtes, en volutes de crème et en écaille de caramel ») en couleurs, en arômes. Le dur et le moelleux se conjuguent pour devenir éclat et légèreté. Cuisiner, c’est extraire la quintessence des aliments, les arracher à leur banalité. Ce ne sont pas de simples mets. Ils vont au-delà, dans ce qu’il y a de plus profond en l’être humain : « (…) l’essence des plats ne s’arrête pas seulement au plaisir du palais, mais fouille des espaces d’ombre et de mémoire secrète ». L’univers intime et les plaisirs gustatifs se mêlent. Le goût, les saveurs plongent dans les arcanes du chef cuisinier et du consommateur. La nourriture devient spectacle, art total. D’autant plus que le vocabulaire culinaire est la source de nombreuses métaphores artistiques, essentiellement musicales.
En effet, la musique s’insinue dans cet univers de saveurs et d’arômes. Les champs lexicaux culinaires et musicaux s’imbriquent. Le service devient un « ballet (…) bien joué », le chef cuisinier réfléchit à ses menus dans la « salle de composition ». Les textures ont des « notes moelleuses, croquantes, pointues, acidulées, onctueuses, fondantes. Une tonalité ». « Le battement du fouet introduit une percussion vivante dans la pièce confinée ». Le fourneau des métamorphose en piano : « sur son piano noir à elle, les rates au beurre, les rôtis, les beignets (…) ». La musique et la cuisine se sont mêlées pendant l’enfance de Charles-Henri grâce à Rose, la mère nourricière, (« elle veut que je forcisse »), qui l’a initié « aux délices ». Rose revient dans l’esprit de Charles-Henri. Des voyages oniriques superposent présent et passé pendant des moments de somnolence ou de rêverie. Le lecteur assiste à tout un travail de mémoire avec des retours sur les blessures secrètes que Charles-Henri voulait refouler. La cuisine et la musique font se dresser des souvenirs nostalgiques. Les lieux sont hantés (« un fantôme d’effleure l’échine en ce moment ») par la présence de Rose, de Justyna, « la mère polonaise, exilée en France par amour », de Zofia. L’œuvre de Michelle Tourneur est parcourue par la musique associée à des présences féminines, par des halos de lumière qui projettent des couleurs immatérielles, évanescentes, envoûtantes, bouleversantes : « (…) les contrastes de lumière. C’est le secret de l’émotion ». Dans Cristal noir, l’écrivain compose une véritable symphonie de sensations.
Dans cet ouvrage à la structure non linéaire, aux nombreux retours en arrière, le présent et le passé se tricotent, s’imbriquent, se superposent. Les synesthésies, les métaphores, les comparaisons, les mots disant l’éclat, la légèreté, le diaphane, soulignent la variété et la richesse de couleurs éblouissantes, de formes magiques, faisant naître des tableaux en mouvement colorés, savoureux et parfumés. Les mots deviennent des jouets esthétiques sous la plume aérienne de Michelle Tourneur plongeant le lecteur dans des bouquets harmonieux d’évocations, de sensations, de senteurs. Avec elle, le moindre objet accède à la pérennité de l’Art. Elle crée tout un climat d’hypersensibilité, magique, onirique, somptueux. La Beauté, l’art total, plaisirs éphémères, fugitifs, sont des esquives permettant l’oubli des blessures d’enfance, des traumatismes et de la réalité souvent tragique : « L’éphémère plus solide qu’une muraille de Chine pour résister à l’obscène marche de l’Histoire ». Dans tous ses ouvrages, Michelle Tourneur fait pénétrer le lecteur dans un monde enchanté où vibre une vie lumineuse, légère, aérienne, précieuse compensation d’une réalité décevante.
(1) D’autres romans de Michelle Tourneur dont vous pouvez retrouver les chroniques
0 commentaires