La ballerine qui rêvait de littérature
Michelle Tourneur
Editions Fayard (2017)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
L’histoire de La ballerine qui rêvait de littérature de Michelle Tourneur se passe dans une période de grand changement dans la vie du brillant Victor Van de Walle, professeur de littérature, bel homme élégant et distingué. En effet, sa vie professionnelle prend fin. Une fêlure brise alors son existence. Il ne sera désormais jamais plus face « aux trente cinq, fascinés (…) » et il perçoit que son « métier très considéré (est) en passe de devenir mineur ». La communication, les « attaques mortelles faites à la langue », dominent désormais sur la littérature. Lui, « il ne communiquait pas, il emportait » immergeant les jeunes dans la fascinante beauté des mots, dans l’ivresse des sensations et du savoir. Il envoûtait ses élèves avec sa voix aux intonations variées, son charisme, sa vaste culture, le charme qui émanait de toute sa personne. Il épousa Melissa, son ingénieuse et sensuelle élève, qu’aucune autre femme ne remplaça dans sa vie. De leur brève union naquit Yvan, « cet autre lui-même », son « autoportrait », son double en beauté et en intelligence.
Victor Van de Walle, une fois retraité, décide alors de quitter Paris et de retourner dans « sa ville natale d’Arras » embarquant avec lui ses trésors : de lourds et nombreux cartons de livres dont le volume dépasse la place disponible dans son nouvel appartement. Où ranger les précieux ouvrages ? Le déménageur propose alors un ancien entrepôt situé au fond d’une cour « où il remis ( e ) son matériel de pêche ». Or de ce lieu apparemment insignifiant émane tout un mystère. Des malles anglaises luxueuses « au pouvoir hypnotique » attirent d’emblée le regard de Victor tout comme la belle jeune femme, près du hangar, installée dans une chaise longue, au milieu de plantes exubérantes. A partir de là commence une histoire aux fragrances florales et sensuelles, une musique arachnéenne, une fresque picturale, des temps de rêves sublimes entre le professeur de Lettres retraité et Marie Scott Préaulx, une jeune ballerine, à l’enfance blessée, privée de littérature dès son plus jeune âge afin qu’elle se consacre uniquement à son art, qu’elle « entr (e ) dans l’effrayant, dans l’exclusif esclavage qui devait (la) mener à l’apothéose ». Elle devient une « prima ballerina », une danseuse étoile connue du monde entier. Cependant, alors qu’elle est au summum de la gloire, un tragique accident la terrasse. Sylphide féérique, elle prend son envol, légère, vaporeuse, tourbillonnante, mais le destin en décide autrement : « Depuis les premières minutes, tout s’était passé merveilleusement. Certaines fois, rarement, c’est ça. Le voile se déchire, on a la sensation de défier la pesanteur… Juste avant le saut, j’ai eu conscience que la salle allait sauter avec moi, qu’elle respirait avec moi, j’appartenais à l’air, je l’entraînais, c’était surnaturel. J’étais dans une excitation inouïe, une joie absolue, sans aucun repère. J’ai sauté. Le sol s’est rué sur moi… ». A ce moment unique où elle ne fait plus qu’un avec le public et avec l’éther, tout s’effondre. Marie pense sa vie brisée. Or monsieur Nagakuma, un petit homme japonais fluet plein de sagesse, va la soustraire à la douleur physique et psychologique, lui apporter le mystère de son monde asiatique et « l’arracher à la mort ». Ce n’est plus par la danse qu’elle va appartenir « aux forces de l’air » mais par « Le Léger », par la lingerie fine, vaporeuse, aérienne. « Rien ne se termine, tout se transforme, avait assuré M. Nagakuma ». La beauté ineffable des tissus chatoyants, mousseux, somptueux remplacera la beauté éthérée de la danse. « Par Hasard », la boutique de Marie ne recherche pas « le choc commercial ». C’est un petit univers féminin clos, délicat, délicieux, parfumé, idéal, dépaysant, aux vibrantes harmonies où celui qui entre « a l’impression de pénétrer à l’intérieur d’un coffret ». « Là, tout n’est (que …) beauté, / Luxe, calme et volupté » dirait Baudelaire. C’est un lieu délicieusement suranné, frémissant d’émotions subtiles et mystérieuses en dehors du temps, dans des jeux de lumière tamisée douce qui voilent et dévoilent tout à la fois, des jeux de faux miroir dont les reflets flous donnent une présence poétique aux objets et aux êtres. Les substantifs recherchés au sens et aux sons harmonieux faisant référence aux pierres précieuses comme « onyx », « porphyre », aux fleurs (« iris ») suggèrent les sensations, les adjectifs « ambrée », « rose » les prolongent introduisant le lecteur dans un lieu esthétique et sublime atteignant la pérennité de l’art. La boutique de Marie est un univers protégé et protecteur, un abri féminin énigmatique et raffiné. L’érotisme, la sensualité sont déplacés vers l’émotion esthétique. Dans un miroitement érotique, les chairs apparaissent, disparaissent donnant naissance à l’œuvre d’art : « Elle parla des variations de la carnation naturelle sous une dentelle rouge, sous une dentelle noire. Les peintres le savent, les chorégraphes et les costumiers aussi (…) La peau et l’étoffe sont liées depuis la nuit des temps, c’et une complicité sans fin, rappelez-vous la tombée d’étoffe blanche sur les épaules nues des vestales. Rappelez-vous… ». L’écrin qu’est la boutique de Marie Scott Préault et ses « brassées diaphanes de tissus » comme la littérature permet d’accéder à la quintessence des choses. La Beauté favorise le dépassement des apparences, l’accès à l’essence, à la vibration et aux émois de la vie.
Alors que Marie recherchait l’inaccessible à travers la danse, Victor le recherchait dans la beauté des mots. Tous deux vont effectuer un échange, un troc : Victor initiera la jeune femme à la littérature, elle lui dévoilera la beauté de son originale boutique. La beauté des mots est échangée contre la beauté des tissus. Les mots, la lingerie sont beaucoup plus que de la littérature et des étoffes. Ce sont des univers magiques, merveilleux. Devant une page de littérature ou devant un tissu soyeux, chatoyant et miroitant, le temps s’arrête. La réalité échappe aux contingences du réel. La légèreté et la beauté des choses, leur fragilité constituent toute l’histoire de La ballerine qui rêvait de littérature. Marie Scott Préaulx et Victor Van de Walle fuient la brutalité du réel dans la Beauté et la légèreté – pas dans le frivole – et « mêl( ent ) (leurs) âges comme des eaux douces dérivant vers la mer ».
Derrière le grand écrivain qu’est Michelle Tourneur apparaît aussi la scénariste qui construit des décors fabuleux, capte des lumières, des couleurs, des parfums (« enivrante odeur de santal de la bougie », « l’odeur d’iris »), des sons (« les froufrous des étoffes »), métamorphose les objets, faisant pénétrer le lecteur dans son monde intérieur enchanté, magique, onirique. Elle le plonge dans le monde de la féminité, une féminité hors du temps avec le mannequin de plâtre, Marie et ses tenues hors mode, espèces de déguisements pleins de fantaisie, « Elle était vêtue d’une espèce de salopette claire, d’une blouse blanche à manches bouffantes errées au poignet. Il lui trouva un air de page moderne », sa légère claudication qui joue sur la dissonance esthétique : « Léger déhanchement. Gestes harmonieux, personnels. La merveilleuse boiterie, interprétée comme une figure au centre de tout », sa procréation extraordinaire de « l’enfant-cygne », don de la danse et de la divinité céleste.
Véritable poétesse, Michelle Tourneur transpose les sensations, « une lumière inconnue, un ruisseau d’or chaud coule sur les étalages, lisse et métamorphose les visages », joue avec les synesthésies, les matériaux (« Ocre, argent, verdâtre des dalles de pierre couvertes d’algues, il avait marché, jubilant, sur les miroitements de sable humide »), établit des correspondances avec la peinture (« les peintre de l’époque Edo », Delacroix), la musique, la poésie « Apollinaire », plonge le lecteur dans l’Orient mythique du XIXe siècle, ses « ciels rouges, les parfums lourds, les essences aphrodisiaques inconnue (….) ». L’écriture sublime de Michelle Tourneur tricote tous les arts avec subtilité, préciosité, raffinement.
La prose poétique de ce très grand écrivain qu’est Michelle Tourneur emporte le lecteur dans une tourbillonnante, vibrante beauté lumineuse, l’emmenant avec elle dans sa tour d’ivoire littéraire protectrice et salvatrice.
(1) D’autres romans de Michelle Tourneur dont vous pouvez retrouver les chroniques
Etre lue, être conviée dans le blog d’Annie Forest, être commentée par elle, c’est voir entrer son ouvrage dans un cercle de ferveur et de précision, voire d’extra-lucidité inspirée, qui ne peut que plonger dans le ravissement.
Intelligence et sensibilité à la fois, je suis comblée et je rêve, je m’autorise à rêver… à un monde où, à l’image de celui qu’elle construit, la poésie aurait force de loi, où nos personnages de romans nous saisiraient par la main pour nous conduire à travers les sentiers les plus secrets de l’intemporel Jardin des Muses