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L’Evidence du vrai

23/10/2022 | Livres | 0 commentaires

L’Evidence du vrai
Viviane Cerf
des femmes Antoinette Fouque (2022)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Viviane Cerf : L'Evidence du vrai  Un ouvrage d’anticipation dystopique

 Dans L’Evidence du vrai, Viviane Cerf (1) embarque le lecteur dans un ouvrage  d’anticipation dystopique glacial et glaçant d’un réalisme saisissant.  L’intrigue au fort ancrage référentiel donne à voir Paris, – Notre-Dame, l’Arc de triomphe, la station de métro Denfert-Rochereau…-, Paris, le même et pourtant un autre !

 Paris mortifère en captivité

 Paris : deuxième moitié du XXIe siècle. Paris brûlant, Paris étouffant, Paris mortifère. Ses habitants ne peuvent sortir que la nuit pour aller travailler, acheter leur nourriture… : « La nuit était tombée, la ville commençait à s’agiter. La chaleur était toujours accablante. Dans les rues, les corps de ceux qui n’avaient pas eu de quoi s’abriter. Le soleil était meurtrier. Une odeur de décomposition traînait dans l’air. Pestilentielle. L’odeur de la mort ». Les sans-abri dans l’impossibilité de se protéger de la fournaise meurent « dévorés par le soleil brûlant ». La situation est kafkaïenne.  A cause de l’air irrespirable, pollué, les cancers du poumon prolifèrent pour le plus grand bonheur des entreprises de dépollution avides de s’enrichir. L’eau est une denrée rare. Les pesticides contaminent la nourriture insipide  : « On y mangeait toujours la même chose malgré une apparence de variété. Des sandwichs chauds dont la viande ou la garniture étaient emplis de produits chimiques (la qualité des sols s’effondrait, on compensait par de plus amples rations d’engrais. Les abeilles disparaissant, on avait inventé des OGM qui ne les nécessitaient nullement) ». Les cataclysmes destructeurs dus au changement climatique se multiplient : « Lorsqu’il déboucha à l’air libre, Guillaume ne reconnut pas sa ville, la ville de son enfance, la ville dans laquelle il avait grandi. Tout n’était plus que décombres. Le sol s’était affaissé massivement, provoquant la disparition de rues entières de la capitale. Elles avaient été englouties. Les survivants regardaient béats, l’immense gouffre, incapables d’y croire ».  Les ordinateurs, les caméras de surveillance espionnent constamment la population. Chaque travailleur porte une puce électronique, symbole de l’aliénation et de la privation de liberté, incrustée dans la main. Les collègues de travail sont des rivaux (« Tous les employés étaient des ennemis ») dans un univers de compétition (« Il fallait gagner, être le meilleur ou mourir ») où il s’agit avant tout, non pas de vivre, mais de survivre. Les relations sociales, amicales, amoureuses n’existent pas.  Seuls des robots humanoïdes apportent des moments de partage, d’échanges, de soutien, de tendresse.  Après le séisme, Ludo, le robot, s’inquiète pour Lia, son amante : « Je t’aime. Fais attention à toi. Dors bien ». Lia n’a connu que lui : « Elle n’avait connu que lui. Il était son seul homme, fidèle, attentionné, présent ». Il lui procure affection et plaisir. Mais il n’a pas d’âme, pas de souffle, pas de chaleur. Bien que conditionnée, modelée par la société, le corps et la conscience assujettis,  Lia, jeune femme intelligente, douée et sensible, vit soudain mal sa relation avec Ludo : « Aujourd’hui particulièrement, elle pleure. Elle ne sait pas pourquoi, aujourd’hui elle ne supporte pas. Les mains mécaniques, la voix éraillée, monotone, jamais troublée par l’émotion. Jamais troublée par les sensations ». Ce ressenti laisse présager la suite du récit.  Elément perturbateur, il remet en cause l’état initial voulu par le Système. Les affects de Lia stimuleront progressivement sa réflexion puis ses actions. Le totalitarisme n’est pas aussi puissant qu’il le voudrait. Dans ce monde implacable dominé par la technologie, l’informatique, où les robots humanoïdes interagissent avec les humains,  la liberté ne peut être  annihilée  totalement par le pouvoir totalitaire d’une minorité sur la population et par un Etat dont le seul intérêt est le profit.

La justice sociale n’existe pas. Les travailleurs sont exploités par cet Etat, référent unique du savoir et des connaissances, Etat manipulateur exerçant un contrôle permanent des actions, des pensées, orientant l’enseignement vers l’ignorance : « Le but de l’école était de maintenir la jeunesse dans une ignorance crasse. Il ne fallait fournir au peuple aucune arme, y compris intellectuelle. Le régime devait faire office de vérité éternelle sans qu’on puisse penser que dans l’histoire de l’humanité, il y avait eu autre chose ».Dans cet univers de propagande, rappelant 1984,  l’histoire a été effacée, tout esprit critique semble anéanti. Le droit, l’éthique sociale n’existent plus.

Une société à deux vitesses

Seuls les membres de l’Etat et des hautes sphères de la société mènent une vie relativement agréable, luxueuse et à peu près libre. En effet, il ne faut pas dévoiler les arcanes du système ! Ils logent dans de vastes habitations, ont accès à une nourriture saine (« les 0,1% les plus riches du globe s’étaient alliés il y a quelques années pour acheter une île, une belle île lointaine (…) on y faisait pousser de beaux légumes et de bons fruits, des céréales diverses et variées, on y élevait toutes sortes d’animaux eux-mêmes nourris de plantes ou d’animaux cent pour cent bio »), sont protégés des séismes. Notre-Dame et l’Arc de Triomphe ont été détruits par le dernier, mais la Tour Eiffel est toujours debout ayant « été entièrement consolidée pour résister aux séismes (…)  parce qu’elle est privée, que les bureaux d’Eiffel, au dernier étage, sont désormais ceux du frère du président ». Deux univers s’opposent totalement : celui de la majorité :  des travailleurs pauvres, opprimés,  épuisés,  impuissants, dont les qualités intellectuelles sont exploitées au profit de la minorité constituée de quelques dominants riches, puissants.

 

Un soupçon d’espoir

 

Pourtant il existe un troisième monde, secret, caché où toutes les noirceurs de la vie des personnages s’éclipsent, leur accordant quelques rares moments de grâce  : « un quartier qui différait du reste de la ville. Un endroit tenu secret où des jeunes gens avaient inventé  autre chose, une autre façon de vivre, une autre façon de penser ». Un quartier souterrain retiré au cœur de la station de métro Denfert-Rochereau où se réunissent des gens, « faits de chair et d’os »,  (non pas des robots!), des  êtres avides d’une autre vie, libre, dotée  de loisirs, de plaisirs. Un quartier lumineux, joyeux où retentissent la musique, le bruit, où règne la fraternité. Un quartier où se retrouvent aussi des Résistants qui  utilisent la ruse pour lutter contre le pouvoir. Ce monde souterrain, symbole de vie, est l’inversion du lieu où séjournent les morts dans la mythologie et où séjournent les Parisiens dans L’Evidence du vrai. On y accède par une porte secrète protégée par la statue d’un lion, non pas le symbole de l’orgueil  comme chez le poète italien, mais le symbole de la révolte, de la Résistance. On est dans un hors-temps : c’est le retour du passé, la jouissance de l’instant présent, la possibilité d’un futur autre : « Elle sortit bouleversée. Elle n’avait jamais connu que le présent étouffant et le bruit des écrans. Aujourd’hui, désormais, elle venait de voir un passé autre. Un passé autre, c’était la possibilité d’un futur autre. D’un changement de temps ». Cet éden souterrain caché s’oppose au monde visible infernal, impossible à vivre, abrutissant par le travail la nuit, brûlant, au sens propre,  le jour. Dans les  terres émergées,  les êtres endurent un véritable calvaire, espèce de châtiment quotidien. Le jour, ils vivent en enfer, comme le prouve le constant et abondant  champ lexical de ce funeste brasier  : « la chaleur de la fournaise », « brûlant »,  « l’air était de suif », «la douleur était constante », « corps étendus, pourrissant, ouverts »… La nuit, ils s’épuisent au travail. Les rapports entre les hommes et entre leur environnement sont totalement modifiés. Tout s’inverse dans L’Evidence du vrai. Les êtres évoluent dans une espèce d’univers quantique.

L’inversion des valeurs

 La certitude n’existe plusLa vérité, c’est-à-dire « la conformité de la pensée à la réalité objective », est brouillée par une habile et subtile propagande. Des arguments hypothétiques acquièrent une apparence de vérité. Le vrai se transforme en illusion. Il devient impossible de se fonder sur l’expérience, sur l’observation, sur la raison. A la fin de l’ouvrage, dans sa plaidoirie,  l’avocat de la Défense obscurcit la réflexion de ses auditeurs en s’appuyant sur les paradoxes de la physique quantique. Des preuves évidentes sont remises en cause : « Les informations copiées dans la clef USB étaient bien présentes dans les qubits que Lia a visités. Mais il n’y a pas que ces dernières. Il y avait leur contraire ».Les faits existent et n’existent pas ! Malgré cela l’espoir affleure. La dystopie se transforme elle aussi en son contraire. Elle devient utopie.

Une ingénieuse jubilation de l’écriture

Le fond et la forme se tricotent intimement dans L’Evidence du vrai, fresque  littéraire, philosophique, sociologique satirique dense, originale,  aux nombreux personnages focalisateurs brossés à traits précis et dotés chacun d’une forte personnalité. Malgré  des protagonistes attachants et émouvants, le pathos ne  trouble pas le récit  souvent donné dans le ton du constat procuré par de nombreuses phrases nominales condensant l’information. Les différents registres se tissent astucieusement : le tragique, l’angoisse, l’ironie,  l’humour ( entre autres, « l’entreprise Béber », clin d’oeil à la société de livraison de plats cuisinés Uber), le lyrisme, le réalisme. Le lecteur ne peut rester indifférent  à  cette ingénieuse jubilation de l’écriture et à l’originale dénonciation de Viviane Cerf.

 C’est de la science-fiction et pourtant c’est aussi déjà notre monde bouleversé par les phénomènes météorologiques extrêmes et leurs conséquences tragiques, les stratégies de manipulation avec des raisonnements fallacieux,  la récupération idéologique et médiatique de faits divers, le langage politique vidé de son sens…  Cependant il faut espoir garder comme le suggère le dénouement du récit, point d’orgue à la mise en espace textuel poétique.

 

D’autres ouvrages de Viviane Cerf :

 

 

 

 

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