La Dame aux Nénuphars
Viviane Cerf
Editions des Femmes, Antoinette Fouque (2018)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Se plonger dans la lecture de La Dame aux Nénuphars de Viviane Cerf est l’occasion de découvrir une nouvelle plume avant-gardiste.
En effet, Viviane Cerf s’écarte des normes et des codes habituels du roman. Dans ce long récit-poème en vers libres, à l’écriture spontanée, s’ouvrant sur une action, « Tu sonnes », le lecteur se heurte d’emblée au pronom de la deuxième personne du singulier. Cette situation d’énonciation originale l’interpelle tout comme l’interpellent la mise en page du texte avec ses longues strophes hétérométriques et l’utilisation nouvelle du langage poétique. Le mot n’est plus un objet rare, recherché et esthétique comme dans la poésie du Parnasse par exemple. La dénotation l’emporte souvent sur la connotation. Les mots, avant tout, concrétisent des émotions, des sensations, des visions, par touches juxtaposées, à la manière d’un tableau pointilliste, en donnant accès à l’essentiel du ressenti, du vécu, de la réalité : « lui, avant, marié. / Elle qui l’a quitté ». Des phrases nominales, des anacoluthes, l’omission des conjonctions de subordination et des « ne » de négation, des groupes verbaux postposés, (« On peut pas couler, elle dit »), la répétition des compléments (« toi qui les traverse les ponts ») créent par moment un style raboteux et un rythme heurté matérialisant la souffrance de la narratrice, une adolescente « étrange ». Au fil des pages, le lecteur voit les phrases se construire, correspondant à des courants de conscience ininterrompus.
Des constats se succèdent dévoilant, dans toute la force du terme, le réel et le vécu de la jeune narratrice. L’adolescente, personnage sans nom, double de « la jeune fille au banc » emplie de tristesse, enfant non désirée par ses parents, née dans « une petite ville industrielle », a subi la violence paternelle, la souffrance, la faim. Elle vit désormais à Paris, « Paris sublime », la ville lumière : « Paris éclairé, illuminé (…) » aux nombreux monuments à découvrir et à contempler. Le lecteur suit la jeune fille dans ses nombreuses errances qui l’aident parfois à oublier : « Tu préfères : retourner, longer la Seine. / Ses reflets dorés, un peu. / Couleur automne : tu aimes. / L’automne ». Mais cette ville libératrice peut être aussi terriblement angoissante. L’adolescente ressent une sensation d’étouffement, d’enfermement dans les ruelles de Montmartre : « C’est étroit. / Très. / Tout, comme resserré. / Toi comme oppressée ». Ses désirs, ses questionnements et ses angoisses se tricotent, négatifs ou positifs, au fil des rues.
Les pérégrinations et le hasard font rencontrer à l’adolescente des lieux, des personnes. Comme dans les contes de fées, les noms des personnages sont choisis en fonction de critères exprimant leur caractère, un élément de personnalité… La jeune fille vit une sorte d’expérience initiatique qu’elle confie à « Chagrin », confident accueillant et amical, personnage plein de mystère comme tous les autres personnages rencontrés. Chagrin joue le rôle du bon samaritain rempli de compassion. Il comprend la souffrance de l’Autre car il a souffert lui-même : « Lui, depuis, qui erre, erre comme une âme en peine dans le lycée. / Et qui boit, beaucoup, pour oublier. » Il l’écoute. Elle connaît un amour merveilleux puis douloureux avec « Automne », un bel homme « aux yeux vert sapin ». Elle lie connaissance avec « La Dame aux nénuphars » avec qui elle visite musées et monuments. Cette femme l’initie à l’analyse des regards, (« Les gens ne savent pas cette énorme ressemblance. / Entre leurs yeux et les fleurs. / Leurs yeux nénuphars ».), à la prise de conscience de la vieillesse, à la marche du temps, à l’art.
La Dame aux Nénuphars tisse subtilement présent et passé, récits, discours et descriptions. Cet ouvrage concentre un certain nombre d’images empruntées à la réalité urbaine. Les maisons semblent animées d’une vie autonome, elles ont l’air de monter créant tout un dynamisme poétique, donnant l’impression que la verticalité se substitue à l’horizon : « Les immeubles haussmanniens, de longues tiges ». Mais la nature n’est pas absente, elle s’inclut métaphoriquement dans la ville avec des substantifs appartenant souvent au champ lexical de la botanique comme le mot « tige » par exemple. L’homme aimé a « Des yeux vert sapin ». Vert, la couleur du dynamisme végétal, de la nature, sapin, le conifère forestier. Il sent l’automne. L’odorat permet de quitter la ville, de s’en aller dans un continent de bien être. Le parfum boisé d’Automne embarque la jeune fille dans une volupté olfactive envoûtante. La voix rauque « sifflante comme une bourrasque de grand vent » de l’homme la fait s’envoler dans un ailleurs immense et mystérieux. La cathédrale visitée avec lui se transforme dans l’imaginaire de l’adolescente en forêt : « Une forêt de bouleaux. / Si droits, si minces, si blancs, se dressant tout raides vers le ciel bleu ». Imagination, rêve, réel se conjuguent de façon poétique. L’entrecroisement des différentes sensations, olfactives, visuelles, gustatives (« Le sel sur les lèvres »), auditives (« Le bruit des vagues ») transfigure le réel, crée un univers onirique.
La Dame aux Nénuphars entre aussi en résonance intime avec la peinture. Le titre de l’ouvrage est un clin d’œil à Monet et à ses nymphéas à laquelle la narratrice fait souvent référence : « Les paupières, comme les pétales rosés des nymphéas de Monet ». Elle évoque aussi d’autres peintres, Vinci et son aptitude à peindre « la bonté, la tendresse ». Ce long récit-poème devient lui-même tableau avec ses touches de couleur, « des points rouges », « le rouge orangé / Et le doré / Bleu, orange, doré », ses jeux de lumières : « Face au Pont-Neuf, illuminé, doré, trait d’or/ Face à la masse sombre de l’île de la Cité ». Au cœur des confidences de l’adolescente s’épanouit une œuvre d’art, un tableau coloré donné à voir par l’écriture, dans un texte qui oscille entre langage prosaïque et art pur.
L’écriture de Viviane Cerf, au tempo lyrique, est particulière, novatrice. L’expression d’impressions fugitives, les angles de vue inhabituels, la mobilité des phénomènes rappellent la peinture impressionniste. Mais l’ouvrage de Viviane Cerf n’est pas seulement porteur de nouveauté, il est aussi émouvant et touchant.
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