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Amen

12/11/2019 | Livres | 0 commentaires

Amen
Viviane Cerf
Des femmes Antoinette Fouque (2019)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Le mélange des genres et des registres :

cerf-viviane-amen.jpg   Après La Dame aux nénuphars (1), long récit-poème à l’écriture novatrice, Viviane Cerf offre au lecteur un second ouvrage original au titre ironique, (On ne peut, en effet, accorder son assentiment à tout et à n’importe quoi ! ) Amen, tricotant poésie en vers libres, récit et discours, registre familier et recherché, humour  L’autre : il a les bras grands ouverts, il symbolise l’amour universel. Venez à moi petits enfants. Venez à moi. Brrr. Quand on est au courant de certains scandales, on ne peut que frémir »), ironie (« Hors de la lecture, point de salut », « A ma résurrection ») et lyrisme dans un tissu narratif entrecoupé de citations religieuses et littéraires.

    Amen, récit-poème, est l’avatar d’un conte comme l’annonce l’incipit commençant par le conventionnel « il était une fois ». Cet incipit emprunte des éléments au conte traditionnel : un cadre bucolique idyllique, une belle jeune fille en attente du prince charmant, le tout donné avec les clichés élogieux habituels, « teint de porcelaine », « lèvres vermeilles », l’utilisation d’un vocabulaire mélioratif accompagné de nombreux superlatifs valorisants : « charmante petite maison », « douceur suprême », « beauté resplendissante ». Mais très vite, le texte dérape. Le registre ironique remplace le registre laudatif. A la fluence du récit succède un rythme plus dansant créé par la reprise systématique de l’adjectif « charmant » et de ses dérivés : « Le prince charmant est paraît-il passé par là, il fut charmé par la charmante dame à la charmante maison à la charmante voix, la charmante dame tomba follement amoureuse (…)», par des incises redondantes dont seul le sujet inversé change (« du moins le croyait-elle », « du moins le croyait-il »). Puis la chute brutale dans le prosaïsme  avoue la parodie du conte : « Bref, ils avaient envie de baiser ».

Une famille conservatrice :

    Un couple sans nom, désigné simplement par « Madame » et « Monsieur », sans caractéristiques physiques précises, englué dans le traditionalisme religieux (« Seulement une union qui ne se fait pas à l’aune de la bénédiction divine met l’une et l’autre de ses parties dans un péché mortel / Ils prirent alors la décision de leur vie : se marier, car ‘il vaut mieux se marier que de brûler’ »), à la conscience pétrie de préjugés sur la sexualité, enraciné dans des coutumes d’un autre âge (« Toute empreinte de la très sainte et vénérable formule du très saint Livre qu’est la Bible : ‘Tu enfanteras avec douleur’, Madame refuse l’anesthésie »), évolue dans un contexte qui leur dicte ses lois : « Madame avait certes bien souffert mais, puisque la femme ‘sera sauvée en devenant mère’, Maman aimait son cher enfant ». L’amour maternel serait la conséquence de la souffrance salvatrice. La morale et les valeurs religieuses traditionalistes régissent la vie de Madame et de Monsieur. Dieu décide pour eux, (« Dieu l’a voulu ainsi » équivalent de la formule exclamative arabe « mektoub »), avec pour récompense l’accès au paradis : « Mais bon, Dieu l’a voulu ainsi. / Et elle aura le paradis ». Leurs enfants à qui ils imposent leur religion et ses rites ( « Les enfants, aussi, on les force à la confession », « Mais les enfants sont toujours traînés à la messe par leurs parents »), éduqués dans cet esprit conformiste, remplis de culpabilité (« Le Christ est mort pour nos péchés. / Le Christ est mort pour tes péchés, disent-ils à chacun de leurs enfants. / Vous aussi vous l’avez tué. ») vont progressivement tenter de s’affranchir de cette tutelle religieuse au grand dam de leurs parents. Et ce n’est pas chose aisée ! Les enfants ne correspondent pas au rêve des géniteurs étouffés sous le voile des préjugés.

L’opposition entre le dire et le faire :

    Les enfants dépourvus de prénom, – celui du frère n’est donné que vers la fin de l’ouvrage-, des profils aux traits saillants, des types plus que des individus, sont avides de s’émanciper de leur milieu traditionnel mu par l’hypocrisie. Les actes ne suivent pas les « beaux discours ». Une violence sournoise imprègne les milieux traditionnels. Les parents du frère et de la sœur ne vivent pas dans l’amour et la paix christiques, ils se déchirent comme le souligne ironiquement l’auteure : « Et leurs enfants admiraient la beauté sublime de l’amour conjugal. / Sublime. / Et la vaisselle cassée ». Le dire et le faire s’opposent allégrement. Les religieuses du foyer où loge la sœur ne pensent qu’à faire la promotion de leur établissement : « Les bonnes soeurs, par pur désintéressement, ont décidé d’engager au foyer des professeurs qui permettront aux filles d’avoir des activités./ En réalité, sur les sites Internet, un logo « activités », apparaît, qui leur permet d’être tout de suite classées parmi les meilleurs foyers (…) ». Elles savourent égoïstement des mets délectables ( « Le soir, la bouffe. / Une délicieuse odeur de rôti aux petits oignons ou autre plat mijoté maison traverse le foyer » ) alors que les pensionnaires mangent des boîtes de conserve peu alléchantes : La ‘cuisinière’ ouvre d’énormes boîtes de conserve. Fout ça dans des plats, les mets sur les tables, / Raviolis en boîte, cassoulet en boîte (…) / Tout y est passé. / Avec sous le nez la délicieuse odeur de rôti. / Les sœurs qui se régalent. / 80 filles rêvant de leur jeter à la gueule leur assiette de raviolis ». Ce milieu conservateur et hypocrite rejette aussi la différence, l’homosexualité. Cyniquement, le jeune et beau chef scout blond devient chartreux, « un des ordres les plus rigoureux » pour cacher son homosexualité et éviter les tentations comme le conseille l’Église : « Les personnes homosexuelles sont appelées à la chasteté. (…) elles peuvent et doivent se rapprocher, graduellement et résolument, de la perfection chrétienne » (Catéchisme de l’Église catholique, 2358).

« Molière il a pas besoin d’être modernisé, il est contemporain ! » :

    Les enfants, une fois adultes, quittent leur famille et se rendent à Paris où ils découvrent la liberté de flâner loin du regard des Autres et de leurs jugements négatifs intolérants. Ils apprennent d’autres façons de vivre, d’autres conceptions de la vie, – l’amour libre -, d’autres problèmes aussi : le monde de la drogue, celui de jeunes marginaux perdus. Le frère se libère des rets de la religion. Il vit au grand jour son homosexualité. La sœur se lie d’amitié avec Huab, une « caïd », d’origine Hmong, (une minorité du Sud de la Chine), issue « d’une famille de dingues », des « parents paumés, révoltés, désemparés », eux aussi englués dans la tradition : les conservateurs de tous poils possèdent tous les mêmes travers ! La jeune femme devient comédienne et interprète Elmire, l’épouse d’Orgon dans Tartuffe de Molière. Tartuffe dont les extraits donnés à lire, astucieusement analysés, paradoxalement avec un langage familier, ne sont pas qu’une pièce jouée par des acteurs. C’est une mise en abyme du texte de Viviane Cerf, avec le thème de l’hypocrisie, de la duplicité, du conflit entre le paraître et l’être. En effet, cette pièce du XVIIe siècle, toujours actuelle, révèle une situation vécue par la sœur, sa confusion entre le jeu et la vie, le personnage et la personne (La sœur ne sait pas si elle aime Loïc ou le personnage) et surtout elle met en valeur l’hypocrisie sous couvert religieux : « le spectre de la religion » revient toujours hanter les sociétés.

Un roman où l’écriture est le matériau essentiel :

    L’ouvrage de Viviane Cerf est une dénonciation et surtout un cri. Le cri d’une jeunesse avide de s’émanciper de jugements parentaux intériorisés, d’une éducation asphyxiante et inhibitive, un cri concrétisé par des phrases nominales, des onomatopées (« beurk », un vocabulaire familier (« La sœur en a marre de toutes ces tartufferies »), parfois même vulgaire (« La sœur était emmerdée », « sa voix, putain, sa voix ») inséré dans des passages au lexique littéraire et recherché (« dithyrambique », « diérèse »), des citations religieuses, des prières parfaitement intégrées dans le récit, cautions sur lesquelles se fondent les actions des intégristes, concrétisation de l’emprisonnement des personnages dans le conservatisme. Les nombreuses inversions des sujets ( « Et, sourit le frère (…) » ou « Elle, la France, un peu, elle comprenait » : qui mime la façon de s’exprimer des allophones), les appositions (« perdus, ils cognaient ») créent un tempo discontinu, haletant, brusque, traduction d’une ébullition intérieure se mêlant à un flux plus paisible, plus lyrique donné par les rythmes ternaires, matérialisation de la progression des sentiments ou des actions : « La sœur, perdue, apeurée, terrorisée », « Il s’effondra sur le sol vaincu, heureux, ravi », « il se hâte, se dépêche, se presse ». Mais Amen n’est pas qu’un cri coagulant l’exaspération et l’aspiration à la liberté. Parfois un style métaphorique et synesthésique embarque le lecteur dans la Beauté et dans la vibration d’un ressenti tendre et délicat. La relation amoureuse du frère et de Yann donnée par la métaphore des marées, de l’oscillation du niveau de la mer, « va-et-vient parfois violent, rapide, (…) / Va-et-vient parfois doux, calme, tendre » cristallise le souffle de bonheur et l’intensité du plaisir qui emplit les amants. Un amour plein de beauté, de pudeur et de tendresse loin du « rapprochement express » culpabilisateur des corps de Madame et de Monsieur ! Au fur et à mesure de l’avancée du récit, l’horizon s’ouvre pour les personnages, la liberté s’impose et la Vie triomphe.

    Amen, l’écriture de la révolte d’une jeunesse avide de liberté et du désir de vivre, est une création littéraire originale et novatrice à la plume avant-gardiste. Viviane Cerf embarque le lecteur dans l’aventure d’une écriture révélant la grande écrivaine qu’elle est.

(1) La Dame aux nénuphars

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