Vers le monde bleu
Guy Bordin
Les éditions de la Trémie (2022)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Voyager, rêver et s’instruire
Ethnologue, spécialiste des sociétés inuit, réalisateur, Guy Bordin est entré en littérature avec L’Amant fantasmatique (1) en 2020. Ouvert à l’Ailleurs, à l’altérité, Guy Bordin, avec son second ouvrage, Vers le monde bleu, nourri de son parcours personnel, de ses expériences, de ses voyages, emmène le lecteur à Saint-Pierre-et-Miquelon et dans ses environs le faisant ainsi pérégriner et rêver en lui donnant à voir ces lointaines contrées à travers le point de vue, le vécu, le ressenti de son personnage principal, tout en instruisant et en faisant réfléchir.
S’embarquer vers Saint-Pierre-et-Miquelon
Le personnage-narrateur, un jeune homme solitaire banal des années quatre-vingt-dix, issu d’un milieu modeste, grand lecteur, devenu professeur certifié de géographie, a toujours désiré, depuis son enfance, s’embarquer vers le Grand Sud : « Mes pensées ont toujours été dirigées vers le sud, je veux dire vers le Grand Sud (…) Dès l’enfance, lectures et rêves m’y ont transporté ». Mais sa personnalité mesurée et très rationnelle, son maigre budget l’ont empêché de parcourir le monde. Une fois le CAPES réussi, il peut enfin « solliciter une affectation dans une académie scolaire non-métropolitaine » afin de réaliser son rêve : « J’allierais ainsi le grand saut spatial vers le sud, même incomplet, avec la sécurité du fonctionnaire français. Un accommodement plus que raisonnable ». Après sept interminables années d’attente, il obtient enfin sa mutation non pas vers son « univers fantasmé » mais, faute de mieux, vers Saint-Pierre-et-Miquelon.
Un roman initiatique
Commence alors un roman initiatique : le jeune homme confronté à ce nouvel environnement découvre les contrées rêvées, connues seulement de façon livresque (« Les biens familiaux avaient été la source primaire : deux atlas et une encyclopédie géographique (….) je restais des heures dans les bibliothèques (…) J’empruntais des ouvrages qui me faisaient pénétrer sans cesse plus en amont de ces mondes (…) »). Il découvre aussi l’amour, la sexualité, se découvre lui-même et l’homme rationnel s’embarque progressivement dans la fantaisie : « La rationalité m’avait lâché », et à la fin il peut « (se) précipiter dans l’univers de (ses) éternelles songeries du Grand Sud ». Ses prédispositions personnelles s’épanouissent. Comme dans tout roman initiatique, le jeune homme fait l’expérience des grands événements de l’existence qui modifient sa personnalité : des rencontres inattendues, l’amour, la mort, l’altérité. Ingrédient du roman initiatique, le merveilleux fait parfois irruption dans le récit réaliste, lors de moments intenses et extraordinaires pour le narrateur : lorsque Jacques l’étreint pour la première fois : « je me crus – était-ce la une vision ? – coincé dans le coeur d’une foule virginale ultra compacte qui ne se mouvait qu’avec une extrême lenteur » ou après le dénouement de l’histoire des poupées : « j’avais l’impression d’avoir découché sans bouger de chez moi. Me frottant les yeux, je me souvins d’une vision de la lune, mais une lune à l’aspect inédit, car on devinait sur sa surface la forme d’une poupée béothuk (…) qui dansait comme un bouchon au fil de l’eau ». Autant de notes poétiques glissées au détour d’un paragraphe ou d’une phrase, sans s’appesantir : « un petit lac, lisse comme une plaque argentée et chatoyant (…) », « La lumière isolait les verts tendres des plus foncés, les jaunes des ocres », jouant avec la luminosité et ses chatoiements. Il est un peu dommage cependant que le personnage-narrateur emporté par ses découvertes amoureuses intenses, explosives, extraordinaires, ne traite pas, quant-à lui, son vécu sexuel avec davantage de poésie, le réalisme devenant naturalisme dans ses descriptions.
Un témoignage
Cet ouvrage où l’écrivain donne sa vision ethnographique du réel est aussi un témoignage sur tous les peuples fuégiens, tasmaniens, béothuks… décimés, massacrés par l’homme blanc avide de conquêtes et d’enrichissement. Vers le monde bleu est également le roman d’une quête et d’une enquête, mais aussi l’histoire d’amours masculines, Guy Bordin tricotant réel et fiction, documentaire et littérature, mêlant réflexions, émotions, sensations et suspense.
Jacques, le beau professeur d’éducation physique et sportive marié à Françoise qu’il aime, bientôt l’amant du narrateur, instruit ce dernier sur les Béothuks désormais tous disparus. Une seule femme, Shanawdithit, échappa à la mort. Et selon un unique ouvrage du XIXe siècle intitulé Chroniques de Terre-Neuve, « l’Indienne rescapée était parvenue à conserver au cours de ses dramatiques dernières années un sac renfermant cinq poupées en bois (…) ». Jacques, convaincu que ces poupées n’ont pas toutes disparu, entraîne avec lui, à leur recherche, son collègue d’histoire et géographie. Les deux hommes parcourent Terre-Neuve aux grandioses paysages. Le récit s’interrompt souvent remplacé par des descriptions précises ancrant les actions dans le réel : « Parvenu à son extrémité, on bifurquait à droite sur un chemin carrossable qui débouchait cent cinquante mètres plus loin sur un petit terrain conquis sur le couvert forestier (…) ». Ces descriptions réalistes construisent tout un savoir soumis à l’observation, aux enquêtes et aux connaissances livresques sur la réalité géographique et humaine présente et passée. L’écrivain glisse souvent du descriptif à l’explicatif. Des commentaires solidement documentés exposent des faits historiques, dénoncent les exactions commises par l’impérialisme blanc, signalent dans le ton du constat le racisme : « Le 1er mai de cette année-là s’inscrirait ainsi dans l’histoire française comme celui d’un drame. A Paris, des types d’extrême-droite avaient assassiné un jeune Marocain en le poussant dans la Seine ». L’humaniste qu’est Guy Bordin se révèle au fil des pages : homme respectueux de l’Autre, de la différence, ami du vivant, des animaux, (son personnage principal de surcroît est végétarien), comme le suggère une remarque dénotant sa sensibilité et sa bienveillance à l’égard de la faune : « il me fit signe de ne plus remuer en tendant un bras vers deux élans, une mère et son faon, qui s’approchaient de la rive opposée à celle où nous étions ». Humain respectueux, il recherche indirectement une conception plus compréhensive de la Vie susceptible d’ouvrir à des mentalités nouvelles.
Ce roman richement documenté, aux nombreuses références historiques, sociologiques, ethnographiques, mais aussi cinématographiques, ne se prend toutefois pas au sérieux. Il instruit en toute simplicité, avec naturel. L’ironie (« l’on s’empara en effet de quelques femmes, qui n’apprécièrent pas la bonté de leurs ravisseurs »), l’humour (« Je suffoquai bientôt comme une vieille aristocrate anglaise qui aurait aperçu son jardinier tailler ses rosiers le torse nu ») circulent apportant une pincée de légèreté et de gaieté.
Cette autofiction initiatique et ethnographique, qui a reçu le prix du roman gay 2022, permet au lecteur néophyte de découvrir un lointain ailleurs, – immensité bleue comme le ciel et ses reflets sur le monde glacé -, de connaître des personnes appartenant au passé comme Shanawdithit, les faisant revivre et maintenant le souvenir de ces nombreux peuples disparus.
J’ai lu cette chronique de mon roman « Vers le monde bleu » avec émotion et avec une très grande joie. Je me suis également senti très honoré par la qualité des commentaires touchant les divers angles de mon récit. Ce livre est un hommage aux personnes et peuples disparus dans les méandres de l’Histoire récente, et j’ai vraiment été touché par le rendu d’Annie Forest-Abou Mansour sur cet aspect fondamental du texte.
Meric pour cette lecture fine et sensible de « Vers le monde bleu ».
La lecture de ce livre m’a permis de découvrir des peuples aujourd’hui disparus qui méritent de rester vivants dans nos mémoires. Merci Guy Bordin.