L’Amant fantasmatique Journal de Kerbihan
Guy Bordin
Editions Maïa (2020)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
L’Amant fantasmatique. Journal de Kerbihan est le premier roman de l’ethnologue et réalisateur Guy Bordin : une mise en abyme des nuits inuits et des nuits à Kerbihan, une plongée dans le désir et les fantasmes, dans les légendes, la mythologie et un fantastique rattaché à des expériences hallucinatoires.
Une observation du quotidien au jour le jour
En « juillet 198X », un jeune étudiant en Histoire médiévale séjourne pendant environ trois semaines dans une cabane isolée dans les bois de Kerbihan en Bretagne, – petit clin d’oeil implicite à la Bretagne mythique, à la forêt de Brocéliande -, en compagnie de son cousin Jean, maître de conférence en histoire moderne qui a vécu plusieurs années au Canada où il s’est intéressé à la vie des Esquimaux du Grand Nord québécois.
Durant ce séjour, le narrateur doit l’aider « à mettre de l’ordre dans les nombreuses notes qu’il a prises depuis deux ans en vue d’écrire un livre sur un aspect peu documenté de la vie en Nouvelle-France ». Outre ce travail et des promenades dans les alentours de la cabane, chaque jour le jeune homme rédige son journal, texte intime à lui seul destiné, où il couche son vécu quotidien, ses observations précises et détaillées, son ressenti, ses désirs, ses rêves nocturnes.
Dès le premier soir, le jeune étudiant , déjà attiré par son cousin, tombe littéralement sous son charme. La vue de sa nudité enflamme son désir. Jean, très à l’aise avec la nudité, dépourvu de toute gêne comme Adam avant d’avoir croqué le fruit défendu, (« Mon cousin ignore le sentiment de pudeur »), évolue chaque soir dans le plus simple appareil, ordinaire « manifestation d’un goût affirmé du nudisme et probablement du naturisme » afin de se rendre dans la salle de bain. Le jeune homme cachant du mieux qu’il peut son désir se consacre avec sérieux à son travail. Pour décompresser, il effectue en fin de journée des promenades en forêt. Envahi du besoin de fixer les choses, les lieux, les êtres, façon de les éterniser, de dérober leur essence, il est toujours équipé de son appareil photographique.
Le moment où le texte bascule
Un sujet de discussion unit le narrateur et son cousin : la vie canadienne de Jean et les « diverses particularités culturelles de(s) populations arctiques », ces peuples de la nuit, ces peuples d’une autre lumière, mise en miroir des éclairs lumineux mystérieux dans la nuit de la forêt de Kerbihan. La relation ethnologique d’une croyance inuit va faire basculer la vie du jeune homme et le récit : « ces habitants du Grand Nord pouvaient avoir en certaines circonstances une vie sexuelle avec, selon une traduction française approximative, des partenaires virtuels ou fantasmatiques (…) ». Ces êtres rappellent les incubes et les succubes qui hantent nos légendes et notre littérature. Ils piquent la curiosité du jeune spécialiste du Moyen Age, période où s’imposent la sorcellerie, le satanisme, les possessions, et très vite ils harcèlent ses nuits, ses rêves puis ses journées.
Le lecteur plonge alors dans les méandres d’une histoire personnelle, au plus profond du conscient et de l’inconscient de ce jeune homme dont il ignore le nom. Il suit ses aventures charnelles avec « le serveur du routier », avec un jeune militaire, avec un prêtre et avec des partenaires imaginaires, des êtres fantasmatiques doubles de Jean, dans des séances d’onanisme appuyé contre « un vieux chêne à la ramure impressionnante », qualifié « d’arbre sacré ». Le chêne, symbole phallique, arbre de la mythologie celtique qui permet le passage entre les différents mondes, va en effet favoriser le passage du narrateur vers un ailleurs de violents plaisirs avec des êtres fantasmatiques. Dans cette forêt, il est « sous l’emprise de Pan, maître des forêts, homme-bouc qui prend parfois l’aspect d’un beau jeune mâle dont les cornes sont dissimulées sous la chevelure et qui s’accouple avec à peu près tout ce qui traverse ses domaines ». Dans « la liberté des amours sylvestres », il devient symbole de vie, féconde la terre et surtout « les mandragores » sur lesquelles « ll lâche sa semence ». Les mandragores, plantes réelles et mythiques, plantes censées donner la passion amoureuse, plantes des sorcières dont la racine ressemble à un corps humain. Isolé dans ce lieu magique, réceptif aux voix de la nature, il ressent une présence, un regard. Il s’interroge sur ce regard, hanté par le voyeurisme, lui qui observe en cachette chaque soir son cousin nu. Voir sans être vu ! Mise en miroir de son vécu dans la cabane. Dans la forêt, le monde des esprits innerve la vie réelle. Il n’y a plus de césure entre le monde réel et le monde imaginaire pour le narrateur.
Le récit réaliste culbute dans le fantastique, dans l’onirisme, bientôt dans le pathologique, avec en arrière fond, du mystère, du suspense. Qui a violé et tué le jeune chef scout ? L’enquête policière va-t-elle trouver le coupable ? Le narrateur qui a ramassé l’insigne du scout ne va-t-il pas être accusé ? En effet, « deux personnes (…) savent que je suis en possession de cette maudite pièce de tissu ».
Du réalisme au fantastique
Dès le début de l’ouvrage, toute une volonté de situer parfaitement la narration apparaît. On part du réel avec des personnages enracinés dans un contexte régional, linguistique avec la présence de mots en dialecte breton parlé par le narrateur amoureux de sa région ( « Ar bempvet devezh warn-ugent, dimeus a viz genver (…) »), familial, social. Des repères structurent le texte, les dates de rédaction du journal (« Jeudi 1er juillet 198X. Ecrits du soir, tard »), les lieux décrits avec précision pour donner une grande cohérence au texte alors qu’il dérive progressivement. En effet, graduellement une confusion du référent s’installe : la scène est-elle vécue, rêvée, imaginée ? Le narrateur est-il sous l’emprise de la folie ou d’une force maléfique ? Il s’ immerge dans le sacrilège, dans la transgression : « Je devais être possédé par le malin pour avoir profané de la sorte la nourriture eucharistique ». Il entre constamment en correspondance avec le sacré (« Bien que non-croyant au sens chrétien du terme, j’ai un profond respect pour les actes, objets et lieux de l’Église, et il est vrai que je place les rituels, contrôlable, au dessus de la foi, incontrôlable ») et le surnaturel. Un lexique et des expressions aux connotations religieuses et mystiques circulent dans le récit : « danse endiablée », « un démon », « maudite », « ange flétri », « flash céleste », « un côté diabolique », « quelle diablerie que tout cela ! », « mensonge par omission reste un mensonge »…C’est même une espèce de baptême inversé, lors « de la toilette d’une indicible volupté » reçu avec « l’eau du broc – qui ne se vidait jamais – », corne d’abondance de la liquidité qui met fin au désir et à l’amour pour le cousin : « tu peux à présent totalement te passer de lui, même de tes rêves » et annonce la tragédie finale. Hanté et cerné par la mort, il est embarqué par le plaisir constamment recherché dans une espèce d’au-delà mystérieux, dans un flux vital jouissif.
Le narrateur se pose des questions sur lui-même, sur ce qu’il vit, sur ses rêves. Ses rêves donnés en italiques sont le retour de ce que la mémoire a censuré, un lieu de libération, de compensation, un univers de fantasmes. Il s’interroge sur cette expérience des confins, compensant sa quête amoureuse impossible pour ce cousin si proche et cependant inaccessible, dans des relations multiples, effrénées, tâchant d’emprisonner quelque chose qui lui échappe toujours, échappant au vide, à la mort par l’intensité du plaisir et de la sensation.
Le regard narcissique se fait sociologique
Dans cet univers en décalage, le regard narcissique se fait aussi sociologique. Le narrateur donne à voir l’homosexualité avec naturel, sans tabous. Mais il montre l’attitude gênée des parents lors du coming out de leur enfant : « Mon père a eu une réaction que je n’ai jamais comprise : il a éclaté de rire et s’est resservi trois tranches de rosbif ; Quant à ma mère, elle m’a seulement demandé, avec un filet de voix frêle que ne le lui connaissais pas, si je ne prendrais pas un peu de viande, juste une dernière fois ! » . Le rire, repoussoir d’une réalité peu facile à admettre, révèle un conflit intérieur chez le père entre ce qu’il croyait connaître de son fil et ce qu’il découvre. Les parents feignent alors de détourner le problème sur la première révélation dérangeante pour des amateurs de viande ! leur fils est devenu végétarien ! En outre, le narrateur dénonce la pédophilie. Pour certains qui l’ignoreraient l’homosexuel n’est pas pédophile. Il dénonce la pédophilie dans l’Église avec Jean-Louis, le prêtre proditeur de la religion théoriquement respectueuse de l’Humain, le prêtre qui se vautre dans le stupre sans le moindre remords.
Des clins d’oeil culturels
Avec un langage le plus souvent gouverné, écriture de l’ethnologue, ou comme le dirait Barthes « bourgeois » et une histoire qui échappe au rationnel, l’écrivain joue avec le lecteur en lui proposant un livre étrange. L’Amant fantasmatique. Journal de Kerbihan n’est pas un roman érotique comme certaines scènes libertines et crues pourraient le laisser supposer. La sexualité et la mort , Eros et Thanatos, qui peuplent l’ouvrage sont simplement deux composantes de la vie : la première tentant d’occulter l’absurde et intolérable réalité de la seconde, dans une quête de la plénitude de la vie ne pouvant se réaliser dans le récit qu’en repoussant les limites. L’Amant fantasmatique. Journal de Kerbihan est avant tout une transposition de croyances inuits dans l’univers breton, un roman qui tricote les genres et les registres : réalisme, fantastique, polar, rêve, fantasme, folie, angoisse, embrasés par le désir et l’imagination. Le tout étayé de nombreux clins d’oeil culturels avec des références à la littérature, à la poésie, aux légendes bretonnes (« la charrette de l’Ankou ») et au cinéma.
L’Amant fantasmatique. Journal de Kerbihan de Guy Bordin propose une plongée dans l’étrange et le mystère, dans un palimpseste tourbillonnant. Sous couvert d’un journal peuplé de fantasmes, surgit un dialogue entre les mémoires bretonnes et inuites, entre les mythes, les croyances et les légendes. Dans une partie de cache-cache, des indices culturels sont glissés au fil des pages pour le plus grand plaisir du lecteur.
UAU ! Ça donne vraiment envie de le lire. Bravo !