Maï, une femme effacée
Geetanjali Shree
traduit du hindi par Annie Montaut
Editions des femmes Antoinette Fouque (2023)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
L’Inde vue de l’intérieur
L’ Inde : ses saveurs, ses arômes, ses couleurs, ses paysages, ses traditions, sa vie quotidienne. L’Inde vue de l’intérieur, loin des clichés, loin de la vision colonialiste et occidentale, est dépeinte dans Maï, une femme effacée de Geetanjali Shree .
Une femme traditionnelle
La voix narrative du roman, tellement vraie que ce dernier semble autobiographique, est celle de Sounaina, fille aînée d’une famille indienne aisée dotée d’une grande maison (« C’est une très grande maison que la nôtre. Et nous, ma foi, nous croyions que tout le monde vivait dans des maisons comme ça ») et de nombreux domestiques. Deux « je », deux visions se superposent et se tissent subtilement : celui de la fillette et celui de la jeune femme qu’elle est devenue. Dans un long monologue intérieur, elle révèle ses pensées, ses ressentis, ses interprétations sur la vie et surtout sur sa mère, Maï, dont elle donne l’image d’une femme effacée comme le souligne le titre. Maï se dévoue à sa famille, son mari, ses enfants, Sounaina et Soubodh, et ses beaux-parents, personnes âgées autoritaires aux valeurs traditionnelles et ancestrales : « Maman était toujours courbée en deux (…) une ombre silencieuse, une ombre penchée, vaquant d’un endroit à l’autre pour subvenir aux besoins de tous ». Maï, femme soumise, humble et modeste, cachée derrière son pardah extérieur et intérieur (« Le voile, symbole des bonnes manières de Maman et de son effacement. Elle obéissait à tout le monde, ombre impeccable au service de tout le monde »), omniprésente mais invisible, pense aux autres avant de penser à elle. Sa soumission indigne son fils et sa fille. Maï obéit à une image imposée par l’extérieur dans une société où les rôles des genres et des castes sont fortement codifiés. Très vite, des divergences surgissent entre la jeune et l’ancienne génération. Les enfants n’acceptent plus les normes issues des traditions et des superstitions, les interdits des grands-parents, leur influence dominante et dominatrice.
Une femme compréhensive ouverte d’esprit
Or sous l’apparence soumise de la mère couve un feu profondément caché, (« Quant au feu qui pouvait couver sous son voile, elle devait le refouler vers l’intérieur, et ne le laissait pas sortir »), métaphore de sa force intérieure que personne ne savait voir : « pourtant, le feu n’avait pas de place dans mon enfance. Et celui qui couvait en Maman n’avait pas de place du tout. Ni dans mon enfance ni dans sa jeunesse, ni dans sa vieillesse. Personne ne le vit, personne ne le connut jamais. Elle le refoula en elle et le dissimula si bien que rien ne trahissait au-dehors l’ardeur des tisons au-dedans, dans la fraîcheur sereine qui émanait d’elle ». Maï concilie les inconciliables, la fraîcheur extérieure et la brûlure intérieure, les « cendres froides qui pleuvent de son regard en larmes invisibles », oxymore métaphorique de l’eau et du feu, matérialisation de sa complexe personnalité. Maï, femme effacée, soutient discrètement, mais efficacement ses enfants, approuvent sans éclat, silencieusement leurs décisions : partir étudier ailleurs, quitter le pays… Ce n’est que bien plus tard qu’ils comprendront leur mère : « Nous nous étions toujours considérés comme ses protecteurs, nous qui nous battions contre tout et tous pour la sauver. Nous n’avions jamais imaginé être nous-mêmes sous sa protection, bien en sécurité dans sa protection ». Maï, penchée sur son travail, les protège, sans rien dire, sans être dupe : « Chez nous aussi il se passa des choses étranges. Juste sur la main de la photo du saint homme il se forma comme une pulvérulence noirâtre. Père ne se tenait plus de joie, et quand Soubodh enleva le cadre et annonça qu’il s’agissait d’une simple moisissure, maman fut la seule à sourire discrètement ». Complice avec ses enfants à qui elle accorde toute confiance (« Nous allions chez mes amies à frères sans en parler à personne, en sortant par la porte de derrière. Maman seule étant au courant. Nous vivions tous les trois dans la même pièce, nous partagions tout »), elle les laisse libres (« Aurait-on pu me surveiller, m’interdire d’aller à droite et à gauche, même si on avait voulu, du moment que j’allais à la bibliothèque, au collège ? Et Maman, elle gardait même la porte de derrière ouverte. Devant elle, Soubodh bavardait sans la moindre réserve avec mes amies, et moi, je n’hésitais pas à discuter avec ses amis »), accepte que sa fille réalise des études scientifiques (« C’est maman qui signa le formulaire d’inscription en biologie ») dans une société où ce cursus scolaire est réservé à la gente masculine. Grâce à sa mère, Sounaina échappe aux injonctions culturelles des mentalité archaïques indiennes concernant la scolarité des filles et subsistant malgré l’évolution du système éducatif du XXIe siècle. La mère, femme simple, peu intelligente aux yeux méprisants du père, est capable d’analyser la réalité sans idées préconçues : « (…) elle formait ses opinions à mesure des réalités qui s’offraient à son regard dans l’instant plutôt qu’en s’inspirant d’idées préconçues » et de ne pas laisser emprisonner ses enfants sous le joug des traditions.
Un tissage métaphorique esthétique
Maï, une femme effacée mêlant le passé proche et le présent dans un palimpseste temporel subtile, dans un entrecroisement des points de vue s’enracine dans la réalité. La vie de la narratrice, de la mère et de la famille ancrée dans la matérialité indienne constituent la matière du livre. Dans un flux de conscience relaté de façon souvent factuelle, entrecoupé de descriptions, de dialogues, de récits, la narratrice bouscule la chronologie linéaire ; des souvenirs, des sensations la ramenant vers différentes anecdotes plus ou moins lointaines. Son frère cadet et elle veulent libérer leur mère et la protéger : « Dès l’enfance nous avions été traumatisés par son abnégation. Peu à peu nous nous sommes mis en devoir de la protéger de tous, de Grand-mère, de Père, de Grand-père. ». Ils veulent aussi arriver à savoir qui elle est vraiment : « « Comment parvenir jusqu’à Maman ? Comment la trouver et comment la ramener à nous ? Et si d’une manière ou d’une autre on arrive à récupérer quelques bribes et à les ramener à nous, est-ce que ce sera vraiment Maman ? ».Essayant de comprendre Maï, Sounaina se comprend finalement elle-même lorsque sa mère n’est plus. Malgré leur relation fusionnelle, la présence en elle de cette mère désormais défunte, cette mère passée à travers elle, à travers ses souvenirs, (« Maman en moi se torturait », «J’avais l’impression que Maman interférait dans mon être »), elle est différente. Et c’est sa mère qui lui ouvre la voie vers la liberté dans une société traditionnelle machiste, qui l’extrait de sa condition de future femme soumise, comme le suggère la récurrente métaphore de l’échelle et du trou, (« Les trous, où Maman ne réussissait pas à m’empêcher de tomber, avec tous ces gens autour de moi qui ne pensaient qu’à m’y pousser, mais dont elle me tirait infatigablement, car elle arrivait toujours à temps pour me jeter l’échelle et me relever, encore trébuchant »). Grâce à celle à laquelle elle s’est toujours opposée, Sounaina arrive à briser les chaînes qui l’habitent. De la mort des grands-parents et des parents, de la faiblesse apparente de la mère, naissent la vie, la force et la liberté : « La faiblesse qui peut aller jusqu’à l’infini (a) génèr(é) la force ». L’ouvrage de Geetanjali Shree est d’une très grande richesse humaine. L’écrivaine y propose des silhouettes et des portraits brossés avec précision, présentant des personnages uniques à la personnalité complexe. Toutefois la situation de Maï est aussi représentative de celle de nombreuses femmes vivant dans des sociétés patriarcales. Le singulier s’ouvre à l’universel, donné à voir dans un tissage métaphorique esthétique.
Entre réalisme et esthétique
Les nombreuses descriptions circulant dans le roman n’ont pas qu’une fonction ornementale et esthétique. Dépositaires du point de vue de Sounaina, elles sont le miroir de la société contemporaine rurale et citadine indienne. Elles plongent avec naturel et réalisme le lecteur occidental dans un ailleurs exotique grâce aux nombreux termes en indi donnés en italique dans la traduction française : « tchapati », « pakka », « khir » « goulgoula », « sahab »… Les descriptions, souvent en mouvement, mettent en place le cadre de l’histoire dans lequel les personnages évoluent : « C’était une très grande maison que la nôtre (…) Où les singes s’en donnaient à coeur joie sur l’immense toit en terrasse et où les enfants regardaient le monde par les lucarnes. Où les paons criaient dans le petit matin et venaient faire leur danse jusqu’à la cour intérieure ». Le lecteur participe à la vie quotidienne de la famille, voit la mère « prendre (des) bassines avec le bord de son sari pour en verser l’eau dans les seaux », assiste à la préparation du babeurre : « Le babeurre frais était préparé à la maison, dans le temps. Dans un grand pot en terre, baratté avec la baratte en bois ; et c’était Maman qui barattait. Assise sur un petit tabouret dans la cour, la baratte coincée entre ses talons, tchal tchal tchal tchal, le lait et la crème se battait en duel puis le beurre apparaissait à la surface, et on versait le babeurre dans de grands verres ». Les onomatopées,« tchal, tchal,tchal, tchal », et les allitérations en « b » rythment l’action, la donnant à entendre et à voir de façon vivante et réaliste. La traductrice Annie Montaut a effectué un très riche travail sur le rythme des phrases, les sons, les mots, les figures de style, respectant avec virtuosité et fidélité le style de Geetanjali Shree.
De puissants effets de réel
Les descriptions, mais aussi les dialogues, le récit et les allusions à l’univers indien créent tout un monde, toute une atmosphère aux forts effets de réel. Davantage écriture de l’intime que de l’action, le roman immerge le lecteur dans la vie monotone de Maï, dans le vécu religieux, les préceptes hindous, le respect des jeûnes : « Il y avait une longue liste de jeûnes, qu’elle respectait tous sans exception : Ahoi, Tij, Lalhichat, Brihaspat le jeudi, Somvar le lundi, Shivratri, Ganesh, Chaturthi, Chyutiya », dévoilant l’idéologie politique ambiante, les préjuges de caste, de religion du grand-père en l’occurrence : «Grand-père avait une façon bien à lui de lancer ses jugements de caste : ‘Il est comme ça. Que voulez-vous, il ne faut pas s’étonner, après tout c’est un Kayasth’, ‘il est comme ça, mes bons amis, c’est le Panjabi tout craché’ . Et même s’il était d’humeur à faire des compliments, il fallait qu’il glisse quelque allusion à la caste et à la secte : ‘ c’est peut-être un musulman mais il est loyal comme pas deux’, ou bien ‘rendez-vous compte, c’est un Banya, on peut toujours chercher il n’y en a pas un autre comme lui dans toute la caste’ ».
Entre réalisme et poésie
Dans Maï, une femme effacée, une Indienne regarde l’Inde, soulevant implicitement des questionnements sur sa société. Etant mis en lumière, des faits sont dénoncés. Dans le constat, simplement en la donnant à voir, Geetanjali Shree critique indirectement sa société, la condition des femmes, leur subordination, le système patriarcal privilégiant les garçons. Elle montre aussi l’actuelle évolution sociale : les jeunes des classes aisées se libèrent du carcan traditionnel. La langue de l’ex-colonisateur s’impose, désormais émancipatrice. C’est la langue de la modernité, le signe de l’ascension sociale. Et progressivement au fil des pages, l’indi devient de plus en plus rare, remplacé par des expressions anglaises, faisant leur apparition au fur et à mesure de l’ascension des enfants vers la modernité. L’écriture nourrie du réel, ses figures de style, sa richesse lexicale, offrent un subtile nuancier social, intellectuel, émotionnel et poétique. Les sensations se tissent transformant la nature en œuvre d’art : « Une suavité tendre où le chant du rossignol se mêlait aux pépiements des oiseaux. Le parfum léger des fleurs de nyctanthe mêlé à la senteur de la rose et du jasmin. L’air frais, léger, limpide et la candeur pure, fraîche, innocente ». La lune devient bijou fragile lumineux et transparent : « Le mince croissant de lune du quatrième jour, ‘chauth’, tel un éclat de verre, un petit morceau de bracelet en verre brisé ». L’écriture de Geetanjali Shree fait aussi naître le bonheur de la fulgurance poétique.
Docere et placere
Maï, une femme effacée, roman chargé de sens, s’ouvre sur de multiples lectures, mais c’est avant tout un ouvrage littéraire et poétique. L’écriture métaphorique de Geetanjali Shree transporte le lecteur dans l’univers intérieur complexe et dense des personnages et dans des paysages, véritables bouquets de sensations qui, tout à la fois, donnent le spectacle du réel et font rêver. Un bel ouvrage, moins novateur toutefois que le précédent, Ret samadhi. Au delà de la frontière.
0 commentaires