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Ret Samadhi. Au-delà de la frontière

3/04/2020 | Livres | 0 commentaires

Ret Samadhi. Au-delà de la frontière
Geetanjali Shree
Traduit du hindi par Annie Montaut
Des femmes Antoinette Fouque (2020)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Une démarche créative originale

livre ret samadhi.jpgRet Samadhi. Au-delà de la frontière de Geetanjali Shree, traduit du hindi par Annie Montaut, ouvrage novateur et parfois déconcertant, embarque le lecteur en Inde et au-delà de sa frontière, mais aussi au-delà des genres romanesques, du roman traditionnel et de ses personnages hérités du récit balzacien (pour le lectorat français), faisant fluctuer passé et présent, réel et irréel, masculin et féminin, norme et hors norme, focalisations internes, externes, omniscientes L’intrigue se fond dans des pensées, des flux de conscience, des monologues intérieurs, des dialogues fragmentés, de longues phrases dépourvues de ponctuation, des successions de courts discours, espèces de stichomythies allègres (« Et ceci, que c’est toujours moi qui donne, vous qui prenez. / Et bravo mon cher vous avez tout compris, vous êtes accueillant, moi intéressé. / Si vous vous taisez vous êtes modeste, moi si je me tais je suis fourbe (…) »), des suites de mots, genre d’inventaire à la Prévert (« Eléphant cheval palanquin. / En belle broderie. Pas m’as-tu vu »), des digressions insolites, des contes en italiques, des réflexions sur l’écriture et la démarche créative, s’entrelaçant autour des différents membres d’une famille. Dans ce roman polyphonique, les nombreux protagonistes sont liés entre eux par une femme âgée de quatre- vingts ans, (« Amma est le fil qui les unit »), la mère, point focal vers lequel converge toute l’attention. Toute l’histoire racontée, « une histoire en même temps complète et incomplète » qui « s’envole au vent qui souffle », tourne autour d’elle et de sa fille , les « deux principaux personnages féminins de cette histoire ». 

Une société traditionnelle

Amma, femme auparavant dynamique (« Quand Père était là, elle était tout le temps en action, vaquant infatigablement, fût-elle au bord de l’épuisement. Toujours vive, appliquée à se mettre en quatre jusqu’à tomber en morceaux. S’énervant, s’agaçant, s’escrimant, rouspétant, s’assurant, s’essoufflant, enchaînant imperturbablement souffle après souffle, inspiration sur expiration »), reste alitée depuis le décès de son mari, le dos tourné, visage en direction du mur, insensible aux supplications pleines de sollicitude de son entourage. Elle vit, héritage d’une coutume ancestrale, chez son fils, l’Aîné, avec sa belle-fille et la domestique. La Fille, dans l’opposition depuis sa tendre enfance, indépendante, libre au grand dam de sa famille, (« quand elle (…) décida d’aller poser ses pénates ailleurs, il (le fils aîné) vit rouge ») a quitté le foyer pour vivre sa vie comme elle l’entend. Incomprise, (« Mais la pauvre, elle l’était bien, à plaindre. Ah ça oui, et comment. Elle avait un grain, la pauvre fille (….) »), perçue de façon négative, objet de commisération méprisante – pour n’avoir pas su rester « dans le droit chemin » – par les membres complètement déroutés de sa famille, une « bonne famille », où l’homme se doit d’être le chef : « La tradition veut qu’il parle en hurlant. Les fils aînés ont pour coutume ancestrale, de crier». Le style de vie de la Fille du point de vue familiale patriarcale « défie toutes les bienséances ». Son comportement inspire la honte. Mais la Fille, écrivaine, faisant des conférences, reconnue dans le monde entier, devient progressivement un peu plus fréquentable aux yeux de la famille. On ne peut en effet éviter celle qui est invitée au palais présidentiel ! L’Aîné l’accepte alors, mais par compassion plus que par conviction !

La femme indienne

La mère et la fille ont toujours été complices. La mère laissait sa fille indépendante et libre lui accordant sa confiance : « Par exemple avec la fenêtre donnant sur le jardin de grenadiers. Elle en avait fait un chemin dérobé pour que la fille puisse aller et venir. Dedans, c’était le cinéma du ‘Non, pas question qu’elle sorte’ mais par derrière elle la laissait sauter par la fenêtre et s’envoler comme un oiseau frrt frrt frrt. Maman seule était au courant ». La Fille, désormais adulte, veut inciter sa mère à se lever pour la libérer de ce lit où elle s’est confinée, tournant le dos à tous, à tout et à son passé. En effet, comme pourrait le suggérer « un esprit féministe », « elle n’était plus vraiment là avant, (…) elle n’était pas là depuis des années , elle n’était qu’ une ombre veillant sur tout et sur tous, la maison, les enfants, une ombre dont la réalité avait disparu ». Effectivement, dans la société patriarcale indienne sous le joug des traditions et de la religion, où règne un système hiérarchisé de castes, la liberté de la femme est fragile et restreinte. Par exemple, la belle-fille avoue qu’elle n’a jamais été chez elle dans sa maison (« Je n’ai jamais été chez moi ici », « mes affaires n’ont jamais été à moi, n’importe qui peut les prendre dans la belle-famille, on ne m’a même pas laissé élever mes enfants, tantôt sur les genoux de la tante, tantôt des grands-parents, et quant à la maison, un vrai caravansérail, je ne sais même pas ce qu’on peut appeler un chez soi, la belle-sœur venait passer la nuit quand ça lui plaisait, Amma lui donnait ma chemise de nuit sans rien me demander (….) ». La Mère, quant à elle, restait à domicile à s’occuper de tous et de tout, « enfermée dans sa maternitude », mère avant d’être femme dans la famille étendue. Dépendante du groupe, la femme ne bénéficie pas d’une réelle autonomie.

La fuite de la mère : une nouvelle naissance

Profitant du déménagement du fils, – fonctionnaire retraité, il doit quitter sa maison de fonction -, la mère se libère, s’enfuit, franchit la porte, « nouvelle naissance » pour elle, emportant avec elle la statue, objet de toutes les convoitises, mais devant laquelle on ne s’incline pas et on ne fait pas tourner le plateau d’offrandes : cette statue « d’après l’Aîné vaut des fortunes et n’importe quel musée la reprendrait mais c’est une trace de Père, datant de quand il était administrateur de district, une statue trouvée dans un terrain de fouilles archéologiques alors on ne pouvait pas la vendre, mais elle est cassée alors on ne peut pas la laisser dehors et donc elle reste dans la chambre de Grand-mère, dans son armoire, derrière une pile de vêtements (…) ». Une statue toujours présente aux côtés d’Amma : « Cette statue est vraiment un swayambhu, une création spontanée, où qu’elle aille elle est là, elle fait son apparition toute seule, n’importe quand. Elle cherche son petit coin dans le récit ? ».

Après leur disparition, Amma et la statue sont retrouvées au bout de treize heures, treize jours, treize semaines, on ne sait : « Finalement jours semaines mois ce sont des caches, que le temps facétieux jette à son bon plaisir pour qu’on mesure, ce que personne ne peut faire, et ceux qui savent se sachant d’avance vaincus se bandent d’avance les yeux, en sorte que tout le monde a raison, ce qu’ils disent c’est juste, et ce que vous dites c’est juste aussi, mais on l’a bien retrouvée n’est-ce pas ? ». Amma est là, le sourire aux lèvres : « Le sourire du nouveau-né qui regarde le monde pour la première fois (…) ». Une naissance à quatre-vingts ans ! Amma devient autre, elle découvre et vit une vie différente. Comme le dit le texte : « (…) pour les femmes les temps ont changé (…) Les femmes ne sont plus désormais dans le rôle où elles étaient avant ». Distorsion dans la tradition et les usages, elle quitte le foyer du fils pour aller chez sa fille, femme libre et moderne, remplie d’attentions et de tendresse à son égard. Une nouvelle vie s’ouvre pour Mata Ji dans l’appartement de sa fille, « lieu ouvert où on peut respirer librement ». Elle redevient adolescente :« Et de nouveau, la jeune fille allant sur ses seize ans plutôt que la vieille descendant vers ses quatre-vingts ». Tante Rosy, une amie dévouée, personnage mystérieux, transgenre, de la communauté des Hijras, (« Ce Raza c’est le maître tailleur ou c’est un jumeau de Rosy, ou c’est Rozy ? ») l’aide à prendre soin d’elle, de ses cheveux, de ses ongles, (« Tous les matins, elle voit Maman enduite d’un onguent spécial préparé par Rosy – tamarin, éclipte blanche, hysope d’eau, et une cuillerée de henné. Rosy a fait bouillir tout ça, bien broyé bien pilé pour que le mélange soit onctueux, et lui en a apporté dans un flacon, que Maman sort tous les jours du frigo pour s’en frictionner les racines des cheveux du bout des doigts (…) Et ensuite elle se frotte longuement les ongles (…) »), de son corps qu’elle découvre comme une adolescente, complice avec sa fille de toute une intimité féminine habituellement cachée parce que considérée honteuse dans les sociétés patriarcales, dite et dévoilée dans Ret Samadhi. Au-delà de la frontière. Le corps, véhicule de l’esprit (« c’est grâce au corps que l’esprit trouve sa voie »), une fois âgé est accepté et même choyé. Il n’y a pas de tabou à le dévoiler, à en parler tout comme l’écrivaine mentionne aussi, librement et ouvertement, les Hijras, des êtres sans papiers, sans identités, inacceptés, inacceptables, inexistants aux yeux des Indiens : « On ne nous compte ni au nombre des musulmans des chrétiens ni des juifs des zoroastriens des hindous, ni des hommes des femmes, nous n’avons pas de nom, pas d’identité ». Rien n’arrête Geetanjali Shree écrivaine libre qui, comme les nombreux oiseaux de son ouvrage, franchit toutes les frontières, réelles, métaphoriques, imaginaires.

Les frontières

A l’image de l’écrivaine, Mata Ji franchit les frontières. Elle part une nouvelle fois, dans la dernière partie de l’ouvrage, accompagnée désormais de sa fille, se rendant au Pakistan sur les pas de tante Rozy, assassinée, allant « au rythme des expériences » de cette dernière. A la porte de la maison, succède « la porte de l’Hidoustan au Pakistan », les portes et les frontières conçues pour être franchies. Une traversée dans les rues des villes de l’autre côté de la frontière, la traversée du désert du Thar sous le souffle déchaîné du vent et de « la grêle du sable », noyée dans le sable, « ret samadhi », mise en abyme du titre de l’ouvrage. Sable et vent antinomiques, étouffants et doux : « Douceur du sable. Douceur de la brise » afin de construire une histoire à l’infini.

Dans l’ultime partie du roman, la violence tragique, inimaginable, insoutenable de la Partition, déjà en filigrane dans l’ensemble de l’ouvrage, éclate au grand jour, heureusement illuminée par lamour retrouvé d’Amma, au crépuscule de sa vie, dans cet ailleurs, pas si différent : « Vous avez crée la frontière dans vos têtes. Changé les noms, mais les lieux sont restés les mêmes, les gens sont toujours les mêmes » où rêve et réalité se mixent, où les êtres évoluent, changent, l’écrivaine, comme Montaigne, ne peint pas l’être mais le passage. Geetanjali Shree, humaniste, éreinte les déficiences et les tares des sociétés et de leurs politiques : la violence faite aux femmes, le racisme (« Jamal, (…) dont le fils ingénieur avait été tué la semaine précédente dans une boîte en Amérique, encore un crime raciste », la guerre, le terrorisme… Et les frontières, telles qu’elles sont conçues, créations négatives de politiciens frileux, retournement des valeurs : « il n’y a jamais eu de frontières dans les relations humaines ». Les politiciens travestissent et manipulent les mots au profit de leurs idées. En effet, toute réalité a une limite, un contour, une frontière, « c’est ce qui circonscrit l’existence. L’assiette d’une personne, (…) le bord du mouchoir, la bordure de la nappe (…) ». La frontière en fait « c’est la parure de la rencontre, des deux côtés », « La frontière : l’horizon. Où deux mondes se rencontrent. / La frontière c’est l’amour. L’amour ne fait pas prison ». La frontière n’a pas pour fonction de diviser, de séparer, d’emprisonner. Elle permet les retrouvailles. C’est un lieu de passage réel et métaphorique.

Une écriture novatrice et poétique

L’ouvrage, Ret Samadhi. Au-delà de la frontière et ses histoires labyrinthiques qui se croisent, rappellent Borges, à laquelle l’écrivaine fait référence (« L’histoire est un récit rêve qui construit son sens au fil de son chemin. Borges nous le dit. Tout est illusion »), Nathalie Sarraute, Krishna Sobti et d’autres écrivains novateurs. Comme l’écrit Geetanjali Shree,  « l’histoire rassemble ses fils, ça grouille, ça monte de partout, du vent de la terre du sable, et ça tisse de nouvelles rames. Composition nouvelle qui créera du nouveau ». L’auteure casse les codes narratifs, stylistiques, innove. La réalité est une série de modifications vues par des personnages, des animaux, des objets, des lieux humanisés (« La route assista au spectacle ») (…) « La route vit avec stupéfaction un groupe (…) »). Chacun donne sa perception des faits, son ressenti. Les corbeaux, personnifiés, se réunissent en assemblée, discutent, écrivent, critiquent la société humaine nocive, entre autres, pour la nature : « Auparavant, sans compas baromètres thermomètre agromètre Google Twitter, nous savions quand la mousson approche, quand les animaux sauvage sont en chasse (…) Maintenant les humains qui se sont introduits partout ont mis à mal toutes nos compétences et avec leur stéthoscope télescope enragé ils sont là partout à croasser et on ne trouve plus rien à manger pour nourrir nos petits ». Intelligents, cultivés, ils font preuve dironie : « L’individu ouvrit la fermeture éclair de sa braguette et ajouta son obole à la pollution » à l’égard de ces humains qui ont « oublié la langue des autres créatures vivantes ». Les bracelets eux aussi parlent « s’en donna (nt) à coeur joie ».La canne d’Amma offerte par le fils devient objet magique et esthétique. « Elle était légère et pimpante, douce et élancée, faite pour s’envoler, danser, chanter, musiquer, elle peut se planter pour qu’on s’appuie dessus, lâcher un vole de papillons », (….) ». Ses papillons s’envolent dans une valse lumineuse et colorée, étincelles de lumière et de couleurs frémissantes aux mouvements aériens : « Il (le soleil) mettait de l’or sur la canne dorée et l’embrasait au point que les papillons se mettaient à battre des ailes », « voilà qu’un papillon dessiné sur la canne regarde, s’envole tout doucement pour se poser sur le pommeau ». Des glissements s’opèrent naturellement du réel au fantastique, du quotidien au merveilleux. Plongées dans la réalité indienne avec les peintures des mets comme « les batis », « les balushahi », « les basundi », « la chila »…, des vêtements, « les saris », grâce à des petites touches descriptives au détail expressif et pittoresque campant des silhouettes, un marchand, « son ballot de saris sur la tête », des gestes connotateurs du réel « la fille le regarda avec gratitude et joignit les mains », un langage</ strong> travaillé visant à rendre l’impression d’un langue parlée avec des mots familiers (« occupés à tchatcher et glander »), une syntaxe volontairement maladroite (« c’est nous qu’on a construit le mur »), une prolifération d’onomatopées, (« hou hou foufou », « Whiii iiiii ii ii », « chap chap » , « housh »…), jeux sur les sons et le rythme, sur les registres, tragique, pathétique, humoristique Et ce réel transcendé par une écriture métaphorique et poétique : « Les femmes abandonnaient au courant du fleuve leurs petites lampes allumées et le ciel étoilé mirait dans l’eau la voie lactée », « le soleil fit son entrée avec tout son orchestre. (…) Et le ciel (…) ourlant d’or brillant les anneaux des nuages pour les envoyer danser en farandole (…) », reconstruction merveilleuse d’un monde lumineux d’or, de flammes de bougies vacillantes, de musique, de danse, à la vibration esthétique intense.

Une auteure libre de ton et de pensée

Geetanjali Shree, à la fois femme de Lettres, philosophe, humaniste, à la grande liberté de ton et de pensée, joue avec l’écriture, avec l’intrigue, avec son récit voguant à l’infini, spirale vertigineuse née de ses nombreuses mises en abyme, de ses répétitions, de ses réflexions philosophiques sur la vie, la politique, de ses nombreux clins d’oeil littéraires et poétiques (ses références aux écrivains indiens, pakistanais, anglais, français « science sans conscience qui lui ruine l’âme », « Quand il pleut dans le coeur comme il pleut sur la ville »…). La narratrice prend le lecteur dans ses « rets », l’emportant dans une esthétique de la surprise. Un continent entier et un monde littéraire original s’ouvrent à nous, nous aspirant dans une prose d’une éblouissante beauté, merveilleusement traduite par Annie Montaut.

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