Sélectionner une page

Liberté sur canapé

28/12/2022 | Livres | 0 commentaires

Liberté sur canapé
Hélène Caillet
L’Harmattan (2022)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Hélène Caillet : Liberté sur canapé Un théâtre de l’absurde

 Après avoir publié plusieurs romans, Hélène Caillet se consacre désormais à l’écriture théâtrale. Sa dernière pièce Liberté sur canapé, qui a reçu le Talent d’Or 2022, introduit d’entrée de jeu le lecteur et le spectateur dans un univers déconcertant et absurde. La photographie sur la couverture de l’ouvrage,  un lion, qui a perdu toute sa superbe et sa liberté, allongé sur un canapé en pleine savane, loin de sa tanière naturelle, donne le ton de la pièce. La scène d’exposition, quant-à-elle,  embarque  aussi d’emblée le spectateur dans un monde insensé, arbitraire et despotique avec le discours injonctif de «la voix off désincarnée »  où prolifèrent les verbes  d’obligation : « vous êtes astreints à résidence », « vous êtes dans l’obligation », « nous exigeons», « dénoncez votre voisin, votre conjoint, votre mère, votre enfant », « Si vous ne le faites pas, vous serez privés de votre liberté comme les Non- Essentiels ». Tout au long de cette pièce, loin du rassurant théâtre traditionnel, la dramaturge donne à voir l’absurdité de l’existence d’êtres anonymes  et parfois aussi de leurs propos en distrayant tout en sollicitant la réflexion. 

 Dans  Liberté sur canapé,  comme l’indique la liste des personnages distribués par ordre d’entrée en scène, « 4 acteurs au minimum sont nécessaires:/ – l’homme ;  / la femme ; / 2 acteurs se partageront les rôles suivants (besoin d’un homme et d’une femme) : / – la femme météo ; / La baroudeuse ; / – Le présentateur télé (….) ». Aucun des personnages ne possède un nom, seuls le genre ou la fonction sont donnés. Ces personnages pourraient être chacun d’entre nous prisonnier d’un quotidien absurde.

La mort annoncée de la liberté

Dans le huis-clos d’un appartement, espace de confinement, d’isolement circonspect, un homme et une femme, seulement désignés par les substantifs « La femme », « L’homme »,  fixent l’avant-scène où se trouve, côté cour, un écran de télévision. La pièce s’ouvre sur  le discours de la  voix off qui égrène des directives, puis successivement issus de l’écran, différents individus  apparaissent : une présentatrice météo, une baroudeuse, tenant toutes deux des discours irrationnels et déroutants…  Un flot rapide d’informations inonde les téléspectateurs afin de les occuper, de mystifier tout esprit critique, de tuer la liberté de penser.

L’homme et la femme sont manipulés, réifiés, marionnettes entre les mains d’un pouvoir omnipotent décidant selon son bon vouloir qui est « essentiel » et qui ne l’est pas. Crise sanitaire implicite en arrière fond : l’homme et la femme sont assis « éloignés loin de l’autre », l’Autre étant désormais un potentiel danger dont il faut se tenir écarté, « les Non-Essentiels sont porteurs de terribles maladies. Donc cagoule obligatoire »,  (la cagoule, clin d’oeil humoristique au masque chirurgical) mais surtout crise existentielle, crise sociétale dans un monde où la liberté sous toutes ses formes se délite à l’image de celle de notre société qui, elle aussi, risque de se désagréger davantage pour des personnes  cloîtrées chez elles, isolées, sans lien avec l’extérieur.

L’ironie et l’humour

Les Non-Essentiels  ne doivent pas sortir de chez eux (« Je vous rappelle qu’en tant que non-essentielle, vous n’avez pas le droit de sortir de chez vous »)   durant la situation de crise, une situation susceptible de devenir définitive selon les propos ironiques du présentateur :  « Rassurez-vous, vous n’êtes pas certaine de pouvoir sortir un jour ».  Les valeurs s’inversent : faire preuve de civisme, c’est ici « dénoncer »  son entourage qui n’agit pas selon les normes du pouvoir. La présentatrice météo est tout à la fois  une voyante prévoyant le temps dans une boule de cristal et une espèce de pythie  entrant en transe comme l’indique la didascalie interne  : « Elle semble entrer en transe : elle ferme les yeux, dodeline de la tête ; sa voix se modifie, grave, prophétique… ». Elle énonce ses oracles sous forme de proverbes de son invention où seul le substantif « temps »  fait le lien entre sa mission et ses déclarations : « Le temps sera le maître de celui qui n’a pas de maître. / Les pots fêlés durent le plus longtemps » / Viendra le temps que les vaches auront affairent de leurs queues / De mauvais oiseaux apportent rarement le beau temps. / L’espérance est comme le lait : gardée longtemps, elle aigrit ». Les prévisions deviennent prédictions. La science n’est plus science comme le souligne ironiquement la présentatrice : «  Une prévision qui  se limite à 7 jours  comme vous le savez ! Après, ce n’est plus de la science, mais de la fiction » avant de déraper dans un discours inattendu et saugrenu. Le contexte  plonge les êtres dans un univers qu’ils ne comprennent  plus, un univers fantaisiste de contradictions où le réel et l’irréel se télescopent : « Je ne comprends pas »,  « Qu’est-ce qui est réel » s’inquiète en effet la femme. Les media infantilisent  les  auditeurs et les téléspectateurs. Le présentateur, comme un instituteur, demande de recopier  cent fois, la liste des aliments indispensables pour rester en bonne santé,  aux parents : « Je rappelle à tous les auditeurs que vous avez reçus une liste extrêmement précise. Tu diras à ta mère de la recopier cent fois ». L’humour  et l’exagération décapants favorisent le rire exutoire à l’angoisse possible dans des situations extrêmes.

La logique déraille, mais la dramaturge ne cherche pas seulement le divertissement. Choisissant l’ironie, l’humour, la provocation, elle critique la société, la politique, s’adressant à la réflexion, au jugement des spectateurs. Elle appelle tout un chacun à la vigilance dans une société où les libertés s‘amenuisent insidieusement et où tout peut déraper très vite.

Hélène Caillet présente un monde de duplicité morale et intellectuelle où les citoyens sont assujettis : « «J’ai perdu toute liberté » / « Je ne suis pas libre ».  Désormais privé de sens, l’unique but du travail est d’assurer le bon fonctionnement de la société. L’homme « essentiel », utile,  doit se borner à contribuer à ce bon fonctionnement : « Je suis un rouage qui permet au système de fonctionner ». Dans un monde devenu virtuel, (« Mais on se fait un apéro virtuel très vite ? »),  la technologie a tué  toute bienveillance chez les êtres humains. Elle les a rendus égoïstes, indifférents aux autres (« Tes petits problèmes perso que, logiquement, je devrais patiemment écouter à mon tour, ne m’intéressent pas. (….) La technologie a du bon quand même ! Plus de contact physique. Plus besoin de faire des efforts et, en plus, tu peux cacher tes émotions derrière les écrans ». Regarder la télévision est la seule occupation, la seule obsession, « que se passe-t-il à la télé » étant une question récurrente. L’homme se replie progressivement sur lui-même, régresse, comme le symbolise la position foetale des acteurs : scène 4, «elle s’allonge par terre en position foetale », scène 6, « l’homme s’allonge sur le sol en position foetale ».

Liberté sur canapé lance un clin d’oeil à  la pièce de Ionesco  Rhinocéros.   Toutefois, ce ne sont pas  des rhinocéros qui traversent la pièce d’Hélène Caillet mais différents animaux terrestres et marins : « LA FEMME – A travers la fenêtre, j’ai vu un zèbre, un pingouin, une baleine et trois lions » / « L’HOMME  – Oui, il y en a plein les rues en ce moment ». La femme devient même lion (« Je suis un lion ! Regarde-moi ! J’ai une magnifique crinière, des yeux ambrés et des crocs acérés ! »). Une note d’espoir éclaire  ce sombre monde privé de sens.  Des animaux d’espèces différentes cohabitent et évoluent ensemble, librement,  dans une forme de fraternité.  De surcroît,  la femme soumise  possède désormais des crocs acérés, présage d’une révolte possible, réclamée par Le Cagoulé,  (« Ensemble, soulevons-nous pour renverser le système ! »),  – signe que certains n’acceptent pas la situation imposée – , et d’une liberté retrouvée comme le suggère l’annonce finale de la levée  du confinement.

L’originale et moderne pièce de théâtre d’Hélène Caillet,  dans la lignée de celles de Beckett et  Ionesco, ne recherche pas seulement le divertissement, elle met aussi en garde contre les dangers d’un totalitarisme rampant.

Du même auteur :

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Commentaires récents