Rouge Tandem
Ln Caillet
L’Astre Bleu éditions (mai 2019)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Dans Rouge Tandem, Ln Caillet joue avec les genres et les mots. Elle tricote récits et discours, confidences et souvenirs, autofiction et biofiction, polar et fantastique, poésie et échanges épistolaires, présent et passé, avec en toile de fond Lyon et sa région. Rouge Tandem, un roman multiforme comme les « couvertures de patchwork tricotées par Rose », bouleverse l’horizon d’attente du lecteur.
Rouge, le personnage principal, est une jeune « femme d’un mètre quatre-vingts (…) avec un visage fin et racé. (…) sous une coupe courte de cheveux bruns, deux yeux bleu glacial dévor(…)ent la peau blanche ». Toute une violence bouillonne chez cette jeune personne désillusionnée. Sous son apparence froide et robuste se cache en réalité une femme fragile, tendre et sensible révélée au fil des pages. Rouge, durant ses temps libres, aide Rose, sa grand-mère de quatre-vingts ans, qui l’a élevée après le décès de ses parents. Soucieuse de la réconforter depuis la récente disparition de Georges, le grand-père, elle veut faire parler Rose : « Comment l’aider ? La faire parler. Trouver un prétexte. / Le tandem ! Le tandem sera mon cheval de Troie ! ». L’élément catalyseur et déclencheur est le tandem de Georges, un forgeron amoureux de son métier, et de Rose : élément de bonheur, objet significatif pour Rouge, lien entre elle et Rose, entre elle et son passé, elle et son présent. Lien entre le passé, le présent et l’avenir, le tandem est le fil conducteur entre les histoires racontées.
Le tandem est un prétexte pour faire revenir et revivre de nombreux souvenirs, découvrir le passé de Rose, de ceux qui ont fréquenté cette jeune personne émancipée qui circule en tandem avec son futur époux pendant plusieurs jours puis lui propose le mariage (« Je veux t’épouser. Quand j’aurai vingt et un ans, on se marie »), femme moderne, dynamique, remplie d’initiatives et du bonheur de vivre.
La narratrice dit des portions de vie : celles de la petite fille et de ses grands parents, celle de Maryse, l’amie de Rose, de Wilfried, « un déserteur allemand » aidé pendant la guerre par le jeune couple. Elle se représente la vie de Rose, puis les derniers instants de ses parents, jouant avec les souvenirs des uns et des autres, son imagination, sa créativité. Rose raconte, se raconte, Rouge prend des notes. Ensuite elle écrit l’histoire : « On discute de tout, de rien, de ce qui vient. Et dès que tu trouves un écho, un lien avec le tandem, tu me racontes. Je prends des notes. Je te pose des questions. Je rentre chez moi. Je trie les infos. Si je n’ai pas d’autres questions, j’écris l’histoire (….) ». Rouge raconte Rose dans des espèces d’histoires gigognes. La vérité est avant tout dans le ressenti, l’émotion, non pas totalement dans ce qui est raconté. Rose s’interroge : « (…) tu as un peu extrapolé. Comment dire … C’est ça, et en même temps ça ne l’est pas ». Rouge est dans la création, dans la littérature, dans le roman : « Je me sers de chacun de tes mots, non pour les retranscrire fidèlement, mais pour nourrir mon imagination… ».Elle utilise la matière pour la faire revivre. Elle recompose, elle refabrique, elle invente : « Ce qu’il faut comprendre, martela Rouge, c’est que la Rose que je décris n’est pas toi. Ecrite, elle a pris un peu de moi, un peu de toi, mais cela reste un personnage de fiction qui nous échappe à toutes les deux ». En effet, dans un roman, un écrivain met beaucoup de lui-même : ses joies, ses peines, son conscient, son subconscient, sa culture… Les personnages lui échappent. Ils acquièrent leur propre autonomie. Rouge, tout en échangeant avec la nonagénaire, propose une réflexion sur l’écriture et la création littéraire, sur l’attente angoissée de la publication et la joie de la future parution : « Dans ma tête se produisit une explosion. J’allais être publiée ! Mon originalité plaisait. J’allais être publiée ! Mon ton était frais. J’allais être publiée ! », comme le prouvent les exclamatives réitérées.
Plus que la vie de ceux qui l’ont précédée, Rouge recherche leur essence, grave des moments importants dans les pages blanches de ses carnets. Ses personnages bien campés possèdent relief et vérité, ils deviennent des personnes échappant au romanesque. Nourris du vécu, ils s’inscrivent dans lieux minutieusement posés, donnant à voir, à entendre, à sentir les objets personnifiés, (« Le bruit de la cafetière qui s’ébroue et soupire. Les gouttes tombant de haut, une deux, trois, vingt, quarante. L’odeur riche, puissante, enivrante du café. Le chuintement de la porte du réfrigérateur et le frisson cliquetant des bouteilles de lait à l’intérieur. L’eau qui jaillit et se tait brusquement »), dans des cadres précis sur le plan géographique : Lyon et sa région transfigurés par la beauté de l’écriture, les synesthésies. Elle situe les faits dans l’Histoire avec la référence aux premiers congés payés, à la Seconde Guerre mondiale, à l’attaque de Charlie Hebdo, à l’amalgame fait entre les musulmans et les islamistes… Son roman est une mise en abyme de celui d’Ln Caillet. Rouge, comme Ln Caillet, brouille les codes génériques de son roman polyphonique : « Les habitudes sont faites pour être transgressées. Où serait la créativité sinon ? », laissant libre cours à sa liberté de créer ; romancière et poétesse tout à la fois.
Les propos de Rouge ressemblent souvent aux paroles des chansons : « Rose visualisait très bien un groupe de villageois à a mode d’antan, les belles dames remontant leurs lourdes jupes à pleines mains, les beaux messieurs faisant valser leurs chapeaux emplumés, et tous d’enchaîner les pas au rythme d’une musique endiablée », clin d’oeil à la comptine enfantine, Sur le Pont d’Avignon, ou la recette du « Gâteau de foies de volaille » qui rappelle la cadence de la chanson « Un cake d’amour » de Peau d’Ane : « Des foies, le fiel tu prélèveras, sinon amer tu seras (…) »). La narratrice joue avec le rythme des phrases, (« (…) la femme était sportive ; la femme était en colère ; la femme aurait pu être très belle si elle avait été vulnérable »), avec la mise en page, les différentes polices (italiques, caractères gras…). Des haïkus fleurissent : « Juste Elle / Dans sa chambre jaune / Impression de soleil vivant », « Toi et Moi / Dans la maison close / Un écrin ». La poésie circule dans l’écriture, dans les paysages, les personnages, le dit et le ressenti.
Malgré la présence de la mort en filigrane, en début et en fin de roman, Rouge Tandem de Ln Caillet est un hymne, coloré, lumineux, à la vie en camaïeu rouge et rose. « Le crépi violine » de la maison de Rose, « violine », mélange entre le bleu et le rouge, Maryse et ses cheveux « à faire pâlir les carottes », le roux placé sur le cercle chromatique entre le rouge et le jaune, Rouge et ses « yeux (…) brûlants », ses « joues incandescentes »… Rouge Tandem propose « un art de vivre » : « s’efforcer à la contemplation », « se forcer à la contemplation ». Il montre la nécessité de savourer la plus petite parcelle d’existence, que ce soit une simple fleur (« Une vie éphémère. Une floraison à ne pas manquer. Voilà pourquoi Rose l’avait déterrée et rempotée et emportée. Elle avait voulu se l’accaparer, savourer, ne rien perdre de cet instant précieux ») ou un être. Il faut vivre intensément chaque instant avec ceux qu’on aime. Aimer et ne voir que la Beauté des choses.
Merci pour ce beau retour, l’écritoire des muses! Je l’apprécie d’autant plus que ce livre est l’aboutissement d’un long chemin d’écriture, de recherche et de travail. Rouge Tandem est mon 8ème livre publié. Avec lui, j’ai le sentiment d’avoir atteint un objectif : celui d’être moi-même avec ma plume particulière, ce style foisonnant et cette émotion que, pour la première fois, je livre vraiment. Je devine à travers votre analyse votre expérience littéraire. J’adore voir Rouge Tandem ainsi « disséqué » : de mon point de vue d’auteur, quel bonheur de constater que toutes mes intentions ont été appréciées et comprises! Mille mercis. Grâce à vous, je vis cet instant intensément!
Un immense merci chère Ln Caillet
et belle continuation sur cette magnifique route littéraire que vous poursuivez avec talent.