Le Courage des rêveuses
Jacqueline Merville
des femmes Antoinette Fouque (2021)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Une écriture factuelle où se mêle l’extravagance poétique
Le Courage des rêveuses de Jacqueline Merville est un roman vertigineux aux nombreux niveaux de lecture possibles . Original, novateur, mettant en place une écriture factuelle où se mêle l’extravagance poétique du rêve (« Mais des géantes en combinaison noire arrivent, emportent le piano dans lequel le musicien se cache. Le piano flotte au clair de lune »), il échappe aux catégories romanesques habituelles qui se tissent ici ensemble avec une grande subtilité au fil des pages : roman fantastique, autofiction partielle, quête identitaire, roman sur la mémoire et l’oubli, roman palimpseste à la recherche de soi-même dans les différentes strates de mémoires individuelles et collectives, roman sur un tsunami ravageur, allusions furtives à la tragédie de la Shoah, à une dictature, à la pollution plastique, à la pandémie de Covid… Dans une intrigue atemporelle, paradoxalement des repères temporels précis structurent le récit qui se déroule de douze heures zéro cinq à vingt heures trente deux lui donnant une apparente cohérence, créant un effet de réel, alors que le texte dérive. Loin d’un quotidien habituel et banal, le lecteur plonge dans un univers de confusion du référent, – a-t-il été vécu, est-il vécu, rêvé, imaginé ? – , conférent au texte un caractère onirique et/ou cauchemardesque, donnant aux événements, aux lieux, aux personnages un sens métaphorique, allégorique, mais aussi socio-historique.
Une errance réelle et symbolique
La voix narrative appartient à une femme mystérieuse d’un certain âge, qui, après s’être fait passer pour morte, a réussi à s’échapper d’un camp où elle était enfermée. Elle erre dans un paysage désertique (« paysage sans paysage »), comme gouaché à la craie (« De la terre craquelée, blanche, à perte de vue »), éclairé par une petite lune toujours présente (« Plus je marche dans ce rien qui m’entoure, un paysage fait de poussière sous la petite lune présente sous forme de halo blanc durant le jour aussi »), dans un monde effondré, ravagé, détruit (« Au milieu de ce qui avait dû être un carrefour se dresse un trognon de pilier en béton. Des panneaux sont ensevelis par la poussière »). Elle marche dans un espace anéanti par un tragique tsunami où toute forme de vie a disparu : un espace sans couleurs, sans odeurs, sans insectes. Tournant en rond (« C’est certain, je tourne en rond »), se heurtant à un mur infranchissable, frontière s’ajoutant à la frontière naturelle qu’est l’Océan, barricade totalitaire contre l’émigration (et peut-être l’ immigration ! ), la femme erre aussi au plus profond d’elle-même, essayant de trouver non seulement une issue pour fuir mais aussi de se retrouver. Après avoir subi des expérimentations scientifiques, à cause d’injections médicamenteuses (« j’ai vécu pire durant ces cinq ans dans le camp. Certains produits que les infirmiers injectaient rendaient la douleur plus cotonneuse, mais ne l’éradiquaient pas »), peut-être aussi à cause de la contamination virale, sa mémoire a été abolie. Elle ne sait plus ni lire ni écrire alors qu’elle rédigeait auparavant des livres : « Quatre tomes publiés, avec des rééditions ».
L’évolution des rêves
Elle a vécu cinq années dans un univers sans intelligibilité où l’Autre dépourvu d’identité, de mémoire, était nié en tant que sujet, en tant qu’être libre. Dans cet univers opaque, aux fortes similitudes avec les lager d’Auschwitz faits de violence, de déshumanisation, elle s’est liée d’amitié avec un groupe de femmes. Des moments de discussions, de solidarité, d’espoir s’instauraient alors, permettant la survie et une forme de résistance dans un monde où la violence humaine et la violence naturelle se conjuguent sacrifiant d’innombrables vies.
Avant l’arrivée de Ladette, symbole d’un pouvoir dominateur insaisissable, vécu un peu comme une fatalité (« je trouvais ses lois injustes. Beaucoup devraient mourir sous les bombes, au travail ou par manque de boulot ou empoisonnés à petit feu par l’air, la nourriture, des virus, par l’eau. C’était pénible, c’était mondial. Une expiation. Un état de péché de l’espèce humaine. Des millions de gens à éradiquer pour sauver Ladette et la planète. Ceux et celles sans travail, sans domicile, sans patrie, sans mérite, trop vieux, malades. Une sélection vitale disaient les journaux »), les citoyens installés dans un certain consentement n’avaient pas vraiment réagi, se contentant parfois de signer quelques pétitions. Campés dans leur quotidien égoïste, ils n’ont rien vu venir malgré tous les indices donnés : « Cette nouvelle tournure du monde sortant des écrans que tout le monde avait dans son sac, sa salle à manger, près de son lit, n’évoquaient en rien une grande menace pour les gens comme moi. On pensait être futé, savoir faire la part des choses, vivre au-dessus de ce qui nous semblait, c’est vrai, nager en eaux troubles ». Désormais, plongé dans l’obscurantisme, « lanuit » comme le nomme la Mathématicienne, chacun doit s’acquitter d’un lourd tribut à la Vie, au monde, à Ladette, porteur d’un aptonyme ironique. La voix narrative, elle, possédait pourtant un certain recul, avait des sursauts de révolte devant le racisme en l’occurrence : «Le mot bougre me fait un sale effet, j’ai envie de l’enfoncer dans sa gorge », « Il dit négligemment pendant que Matila débarrasse les assiettes, cette Matila est une nouille, comme les autres, ils ne savent ni parler ni travailler, une tripatouillée d’imbéciles surpayés ». Elle était consciente de la ségrégation, (« la plage réservée aux Blancs »), de la vie superficielle de certains. Mais elle se contentait de constater.
Après sa fuite, progressivement, sa mémoire revient de façon d’abord parcellaire, puis les souvenirs se lient entre eux, s’éclaircissent. Elle dort et rêve beaucoup. Ses rêves deviennent, vers la fin, plus lumineux, plus légers. Elle se voit morte (« En bas, une dépouille est allongée dans la poussière blanchâtre. C’est mon corps… ») pour devenir autre (« je suis le vent, un souffle »). Le réel se libère de toutes les contraintes, s’adoucit : « La muraille s’est ouverte. Les montagnes liquides s’affalent doucement sur la terre, partout, comme une caresse la recouvrant ». Elle comprend à nouveau le sens des choses : « Des cascades de voix parlent des langues que je comprends ». Ses compagnes de camp, ses compagnes de rêves sont alors « la mémoire qui reconstruit ». En effet, il ne faut pas oublier le passé, il faut garder la mémoire de l’humanité pour ne pas sombrer.
Dans Le Courage des rêveuses, petit recueil poétique où rêve et réalité se tissent subtilement, où le rêve hante le rêve dévoilant la réalité, l’humanisme de Jacqueline Merville apparaît en creux. En le faisant évoluer dans l’univers intime de la voix narrative, dans un monde où le chaos s’empare de la vie, sans pathos, sans didactisme, l’écrivaine fait réfléchir le lecteur et l’incite à se réveiller.
Le rêve doit devenir réalité et mener à des actions humanistes, fraternelles et positives dans nos sociétés égoïstes qui ne réagissent pas devant l’inadmissible, qui se révoltent pour ce qui n’en vaut pas la peine, travestissent l’Histoire et renversent les valeurs.
Un autre ouvrage de l’autrice à découvrir :
Le voyage d’Alice Sandair
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