Le Voyage d’Alice Sandair
Jacqueline Merville
Des femmes Antoinette Fouque (2020)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Un voyage intérieur
Le Voyage d’Alice Sandair de Jacqueline Merville : un voyage dans l’espace, dans le temps, surtout un voyage en soi, au plus profond de soi, pour trouver son identité profonde, sa personnalité authentique mais aussi « pour rencontrer une assemblée humaine où (la narratrice) serait plus à l’aise, acceptée avec ses questions (…) ». Le Voyage d’Alice Sandair, le parcours des chemins de liberté d’une jeune femme solitaire et cultivée, l’accès « au lieu préférable à tous », après avoir erré, cherché au Mexique, en Italie, en Afrique de l’Ouest, en Algérie, au Maroc…, « en se trompant de direction lors de ses vagabondages informes, dangereux, parfois ennuyeux ». Un voyage qui n’a demandé aucun effort, « juste de franchir (une) porte » pour cette militante activiste « qui avait marché sur le macadam, fabriqué des banderoles, hurlé dans des mégaphones, séjourné dans des paniers à salade, reçu les coups des fachos », à la recherche désormais d’une communauté humaine tendant vers l’idéal et d’une transfiguration intérieure. Ses précédents et nombreux voyages, – « sa vie, une succession de partirs » -, n’avaient pas répondu à ses attentes, la ramenant toujours « à une solitude qu’elle jugeait désastreuse ». Elle n’a jamais vraiment trouvé l’absolu, la paix. Inlassablement Alice Sandair poursuit donc sa quête intérieure.
La forêt de bambous : un lieu de méditation
C’est Shandala, une amie rencontrée lors d’un week end de méditation qui lui fait découvrir le « lieu de la grande transformation intérieure », dans une luxuriante forêt de bambous sur les plateaux du Deccan en Inde, à Koregaon Park. Elle part alors avec, pour tout bagage, un simple sac de toile, abandonnant tous et tout : ses parents, Pierre, un ami sidaïque en fin de vie, sa maison… « Elle avait tout vendu ou donné. Sa bibliothèque aussi ». Elle part en Inde en quête de « l’invisible, de l’âme, de soi, de la Conscience, de l’absolu, du divin, de la haute vie, du Souffle ». Elle se libère de tout un monde matériel afin de cheminer vers le spirituel, la quiétude, l’Amour, tentant d’accéder à l’essence de toute chose, espérant « devenir une autre, celle qui dormait en elle ». Elle arrive dans la forêt de bambous énergisante où elle se sent « tellement vivante », dans un ailleurs où tous les êtres revêtent la même robe rouge lors des assemblées. Des êtres tous identiques, tous égaux le temps des rassemblements, devenant invisibles, anonymes, loin, apparemment, des codes sociaux habituels. « La robe rouge était-elle un bouclier, un outil pour oublier ? ». Comme les autres, elle écoute les paroles bienveillantes, enregistrées, du philosophe, mort mystérieusement.
L’esprit critique
Mais Alice Sandair a du recul par rapport à ce qu’elle vit, voit, entend. Elle ne crie pas, comme tous les autres et avec eux, le nom du philosophe à la fin de ses discours : « Elle n’avait pas crié le nom ». Elle reste un moi unique dans cette assemblée d’adeptes, corps verbal coloré, indifférencié, uni par une seule voix. A la Plaza, des hommes et des femmes en robe noire, « pèsent les âmes », (clin d’oeil à l’Egypte ancienne !) lisent l’aura et les chakras des fidèles, moyennant paradoxalement finance, opération peu compatible avec la spiritualité : « « Des piles de roupies y circulaient, une grosse liasse était nécessaire pour payer certains groupes, les plus ésotériques » ! La narratrice s’interroge, surprise, devant cette cupidité. Elle ose traiter de « marchand du temple », expression évangélique, une robe noire méprisante à son égard. « Une robe rouge jetant une robe noire, une rareté » dans un lieu hiérarchisé ! Son esprit critique lui permet de constater qu’un « philosophe aux sublimes envolées mystiques avait dit aussi des insanités », que les « perroquets rouges », – animalisation ironique, tout comme la réification par la métonymie « les robes rouges » pour désigner les adeptes, – sont dans le mimétisme. Surtout ils ne voient pas l’Inde intime, l’ignorent, la méprisent, ne l’aiment pas : « Les terres indiennes, ils s’en fichaient ou même les détestaient ». Ils sont loin de la bienveillance dont ils devraient faire preuve. Ils restent dans la gestualité, dans une spiritualité de surface : « Tous étaient ici pour se jeter dans le silence, un silence qu’ils concevaient comme le tombeau de toute question, de toute curiosité », n’ayant aucun rapport affectif avec l’Inde, insensibles à l’essence de son esprit, de sa culture, à sa misère. Certains mots se vident même de sens, solution de facilité tuant la réflexion, le blâme et l’empathie : « Une femme est violée, c’est son Karma, un peuple est massacré, c’est son Karma, un cancer vous ronge, c’est votre Karma (…) ». Le fatum et les préjugés l’emportent empêchant toute révolte, toute lutte contre le mal et pour l’avénement de la justice et du bien. L’indifférence domine.
L’inde véritable, loin des doctrines sectaires
Puis avec James, l’homme rencontré dans cet ailleurs, l’homme aimé qui lui permet l’accès au bonheur et rompt sa solitude, Alice va au-delà du riche Koregaon Park. Le vrai voyage s’effectue alors avec son compagnon en dehors de la forêt de bambous. Alice Sandair franchit les limites et découvre l’Inde, « cette Inde aux antipodes de la forêt de bambous », ses habitants, sa misère, ses déchets chimiques sur les fleuves, sa beauté, la quiétude : « Le magnétisme habitant la forêt, elle le retrouvait partout ». Son amour pour l’Inde éclôt. Elle devient ce qu’elle est réellement, sans fards, sans mensonges, insouciante, paisible, « au-dessus du monde et dans le monde » : « Elle était totalement ce qu’elle était, et telle qu’elle était, elle pouvait recevoir les caresses de ce qui existe, qui n’a ni nom ni forme, et qu’elle nommait les visitations de la Divine », trouvant ce qu’elle était venue chercher. Mais qui James et elle sont ils vraiment ? « Etaient-ils des décervelés, des aventuriers revenus les mains vides ou des chercheurs délirants ? Etaient-ils des poètes qui voulaient vivre ce que les poètes refoulaient maintenant ? (…) / Ailleurs était en eux et dans le monde ». Où est la vérité, le véritable moi ?
Le recul du temps de l’écriture
Alice Sandair relativise, observant de façon détachée son vécu. Elle a d’autant plus de recul que l’écriture est venue après le séjour de dix années en Inde, séjour pendant lequel elle n’a pris aucune note, aucune photographie : « Elle ne prenait pas de photos, n’avait pas de carnet pour écrire quelques mots. Tout désir d’écriture l’avait quittée ou bien elle avait quitté écrire comme on quitte des chaussures trop petites ». Il y a entre elle et l’écriture une distance géographique et temporelle. Elle n’est pas dans l’action lorsqu’elle écrit, elle est dans le souvenir, allant à « l’essentiel » qui « s’est déposé en elle ». La démarche de l’ouvrage Le voyage d’Alice Sandair est le contraire du récit de voyage qui retranscrit le réel avec fidélité au jour le jour.
Le voyage narré par Jacqueline Merville s’effectue dans les souvenirs : « Le passé était un pays qu’on pouvait visiter », faisant alterner présent et passé, retours en arrière, récit à la troisième personne, focalisations interne, omnisciente, donnant à lire des ressentis, des émotions, des sensations, reconstruisant une réalité plus forte, plus intense que la réalité, la jugeant avec ironie, humour, la décrivant avec réalisme (« Un Chinois corpulent était à la caisse, il se curait sans cesse le nez »), glissant quelques mots familiers appartenant aux pensées des personnages (« les lois viriles du pognon », « elle n’était pas au jus », « ils aimaient leur cambrousse »), plongeant aussi le lecteur dans la poésie : « Nuages de poudres, jaune, rouge, bleu, vert, mauve, orange, éclaboussant tout, des flaques de couleurs, un autre paysage, les corps entraient dans les couleurs ». Des couleurs légères, vaporeuses, liquidité joyeuse, transfigurant le réel. La narratrice savoure intensément chaque instant, chaque paysage, chaque parcelle de son vécu fluide, sans heurt, (« le monde c’était ça. Une coulée d’instants si légers »), profondément consciente que la vie est éphémère, comme le prouve le groupe ternaire lyrique , « Pauvre corps, pauvres objets, pauvres livres, tout ce qu’on aime finit dans la terre, les cendres », nourrissant son imaginaire et sa réflexion de sa sagesse personnelle, de ses expériences de voyages, de son ouverture au monde, de ses lectures multiples et variées (René Char, « Cela lui rappela la chaise de René Char exposée avec tout le reste du mobilier, chapeau compris , dans une salle de musée (…) », Lacan, « Alice se souvint des séminaires de Lacan, ce médecin magistral des âmes (…) », « Montaigne, Wittgenstein, Confucius », Proust, « Elle pensa à Proust, à l’invitation et au costume nécessaire à Swann pour pouvoir se rendre aux fêtes de la duchesse de Guermantes (…) », « le pèlerin de Pessoa », Nietzche, Alain Fournier, « elle s’attendait à voir surgir le grand Meaulnes », Beckett, « A attendre Godot », Rimbaud, Roland Barthes…). Son écriture se gorge de tout un immense nuancier culturel recherchant la complicité du lecteur.
A distance de la communauté de la forêt de bambous, Jacqueline Merville fait pénétrer le lecteur dans un univers intime, dans les arcanes d’expériences spirituelles profondes et riches permettant d’accéder à la plénitude, à la paix intérieure, dans l’intensité et la vibration de la vie, de la sensation, dans la respiration et le souffle du monde, dans la Présence personnelle et dans celle d’autrui, et surtout dans une Inde loin des préjugés, des idées préconçues et des doctrines toutes faites. Le voyage d’Alice Sandair : un bel ouvrage au souffle délicat et apaisant, une fête « pour l’âme ».
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