Sélectionner une page

Chanson pour bercer de grands garçons

22/07/2024 | Livres | 0 commentaires

Chanson pour bercer de grands garçons
Conceiçao Evaristo
Traduit du portugais (Brésil) par Izabella Borges
Edition des femmes Antoinette Fouque (2024)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Chanson pour bercer de grands garçons Conceiçao Evaristo Une des plus grandes voix de la littérature afro-brésilienne

 Conceiçao Evaristo, militante pour la cause des femmes et des minorités, est une des plus grandes voix de la littérature afro-brésilienne. Née dans une favela à Belo Horizonte dans l’État du Minas Gerais en 1946, dès sa plus tendre enfance, elle dut travailler comme domestique afin de financer ses études. Grâce à son intelligence et à sa persévérance, elle gravit brillamment les échelons de la société, devenant professeure, docteure en littérature comparée, poétesse et écrivaine renommée et reconnue au Brésil. Oeuvre littéraire originale d’une grande richesse, synthèse de l’intime et du social, tissage du réel et de la fiction, Chanson pour bercer de grands garçons plonge le lecteur dans la vision du monde de Conceiçao Evaristo.

Un être de fuite

Dans ce roman polyphonique dont chaque chapitre semble être une nouvelle, Conceiçao Evaristo construit des histoires d’amours se déroulant sur une vingtaine d’années, rapportées par une narratrice anonyme ayant connu Fio Jasmin et ses nombreuses amantes : « J’ai été l’une des femmes de Fio Jasmin, (…) Non, le jeune homme ne m’est pas étranger, les femmes qui ont croisé son chemin non plus ». Les récits s’entrecroisent autour de Fio Jasmin, personnage central servant de point focal et de fil directeur : un hédoniste, un séducteur amateur de belles femmes. En focalisations omnisciente et interne, la narratrice donne à voir le vécu, le ressenti, les pensées de toutes les femmes conquises par cet homme à la physionomie si belle, au port si altier qui produit d’emblée un incroyable effet sur ceux qui le rencontrent : « C’était la première fois qu’il venait dans ce village et toutes les attentions se cristallisèrent sur lui », «Lorsque Fio Jasmin arriva en fin d’après-midi (…) ce fut comme si le soleil revenait aux aurores » … L’accent est constamment mis sur la beauté, l’élégance, le charisme du jeune homme. Les connotations mélioratives, les superlatifs (« beau jeune homme », « il ressemblait à un prince », « Dolores le trouva beau », « ce très beau jeune homme », « Quand Dalva Ruiva vit pour la première fois Fio Jasmin (…) elle put se rendre compte qu’il était beau », « visage de ce prince noir », « « Fio Jasmin conquit le coeur de la ville »…) abondent pour décrire cet être de fuite :  un cheminot ne séjournant que deux à cinq jours dans chaque ville pour récupérer et embarquer des marchandises avant de repartir avec son équipe. L’image de Fio Jasmin possède un prestige romanesque auquel le lecteur, comme ses différentes amantes, ne peut échapper.

Un prince noir, Don Juan afro-brésilien des temps modernes

Constamment qualifié de « prince noir » par la narratrice Fio Jasmin, à huit ans, fut « empêché de jouer le rôle de prince » dans la pièce de théâtre de son école, remplacé par un blondinet : rôle d’un unique instant tant désiré par l’exclu qui, prince désormais permanent, prend sa revanche : «désormais il pourrait être ce qu’il voulait. Alors, il serait le prince noir de la nuit et il rencontrerait autant de femmes, autant de Cendrillon, que son petit collègue blanc, sans doute, en avait rencontrées dans sa vie (…) Et comme l’homme blanc, il conquerrait toutes les femmes qui se présenteraient à lui. Ils étaient les mêmes, lui et l’homme blanc ». Le douloureux rejet raciste de l’institutrice influencera toute la vie de Fio Jasmin. En effet, le passé façonne son présent. Fio surmonte, plus ou moins consciemment,  la souffrance du petit garçon en conquérant le maximum de femmes : une compensation sans limite pour le coeur brisé de l’enfant qu’il fut. C’est un Don Juan afro-brésilien des temps modernes, un collectionneur de femmes à la recherche du plaisir sans entraves, capable comme le mythique Don Juan de faire succomber même les femmes les plus indifférentes, les plus sages, comme Neide, « une fille si réservée, qui fuyait les inconnus » ou Aurora dont la « nudité n’était que pour la rivière ». Amant inconstant, c’est une espèce de rebelle à toute forme de contraintes morales transgressées allégrement. Amoral (« Qu’il ait un engagement ailleurs ne lui était d’aucune importance »), peu sensible envers la souffrance féminine, (« aucune de ces histoires n’avait vraiment fait souffrir Jasmin »), libertin, il trompe sans vergogne son épouse, semant des enfants dans chaque ville de passage. Pour lui, la femme n’est qu’un objet de plaisir que l’homme se doit de dominer. Il lui faudra longtemps pour comprendre que « la vie ne se résum(e) pas à l’emboîtement des jambes mâles avec les entrecuisses de jambes femelles ».

Beau, Fio Jasmin n’est cependant qu’une enveloppe corporelle vide, sa vacuité étant concrétisée par sa fontanelle ouverte comme celle d’Aurora : « Ils avaient la fontanelle ouverte, tous les deux manquaient de discernement ». Cynique, apparemment fort, Fio est fragile : il a peur de la solitude : « «il avait si peur de finir seul. Et si un jour toutes les femmes du monde se détournaient de lui ? Si elles montaient un complot contre lui ? Je vous en prie, jeune femme, accueillez-moi, la solitude parfois me fait mal de la tête aux pieds ». Pendant longtemps, il ne s’avoue pas sa fragilité pour correspondre au mythe de l’homme fort auquel s’agrippent les hommes. Ces derniers selon la mère de Juventina sont « de grands enfants, toujours accrochés aux jupons des femmes en quête de protection ou de jeu », à la recherche d’une femme protectrice, peut-être même d’une mère. En effet, l’épouse de Fio Jasmin, Pérola Maria, n’est-elle pas avant tout le symbole de la maternité ? : « Le plaisir de Pérola se limitait à avoir des enfants ». C’est la rencontre de Fio avec Elenora Distinta, au prénom portrait,  (Elenora Distinta, différente des autres, comme lui, aime les femmes), qui le métamorphose. « La seule femme à saisir le vide que Fio portait dans sa poitrine », elle le comprend, lui permet de se comprendre et surtout d’assumer ses faiblesses. La chanson (titre et qualification du roman) de Conceiçao Evaristo berce et console les hommes osant enfin accéder à leur propre  fragilité et à celle des autres : « Il avait fallu que cet homme, qui se croyait parfait, rencontre Eleonora Distinta de Sà, pour qu’il prenne conscience de ses propres douleurs et de celles qui existent dans le monde ». Fio Jasmin symbolise la complexité masculine. En effet, bien qu’apparemment forts, les hommes sont vulnérables.

 

La lutte contre les préjugés

 

Séducteur séduit, Fio Jasmin est aussi inconsciemment une victime passive des appâts féminins, le réceptacle impuissant de leur beauté, renversant de la sorte la hiérarchie classique des sexes, tout comme la pseudo-hiérarchie raciale est inversée. La Beauté est noire dans le roman. L’autrice célèbre l’esthétique de la femme (« ses habits étaient mouillés et, collés à son corps, ils laissaient transparaître la beauté de ses formes humides », « un corps de poupée », « la Vierge d’ébène »…) et de l’homme noirs, façon indirecte subtile de dénoncer la soit-disant supériorité blanche. Dalva Almorato « bien blanche, naturellement rousse » veut même avoir des enfants avec Fio Jasmin afin qu’ils «perdent la blancheur de sa peau, qu’ils noircissent avec la mélanine du père ». Connotant positivement  le métissage, la noirceur, Conceiçao Evaristo bouscule l’imaginaire des lecteurs brésiliens. Elle invite à repenser les rapports entre les citoyens aux différentes couleurs de peau, entre les hommes et les femmes, loin de tous les stéréotypes.

Faisant plier les préjugés, Conceiçao Evaristo donne à voir des femmes libres, maîtresses de leur existence et de leur corps, assumant leur vie sociale et sexuelle, choisissant d’être mères hors des liens du mariage : « Elle pourrait éventuellement avoir des enfants, mais elle ne serait jamais l’épouse de quelqu’un », « Un jour, en toute connaissance de cause, elle demanda à Fio Jasmin de lui faire un enfant »… Avec un style métaphorique, l’autrice dit le désir, le plaisir, la jouissance sans tabou, les étreintes sexuelles avec parfois un certain humour : «elle ferma la porte du magasin et ouvrit son entrée la plus intime, dans laquelle Fio Jasmin pénétra sans réfléchir (…) ».

Elle montre des femmes ayant réussi malgré les obstacles auxquels elles se heurtent dans une société phallocrate et discriminatoire : « Infirmière, Angelina (…) avait commencé très jeune à l’hôpital  comme agent de nettoyage (…)  Entre deux gardes, entre une pièce de moins et une autre absente pour payer le transport, elle avait poursuivi ses études (…) Et après quelques années, dont de nombreuses pénuries, Angelina Devaneia da Cruz avait entendu son nom résonner dans le grand auditorium de l’université. C’était l’heure de la remise des diplômes ». Derrière le vécu des personnages affleure celui de l’autrice, profondément engagée dans sa création où réalité et  fiction se tissent intimement. Le « je » de la narration renvoyant à elle, à l’Autre, dans le jeu de l’altérité et de la sororité.

« L’écrivence »

Chanson pour bercer de grands garçons qui tresse expériences vécues et écriture plonge le lecteur dans ce que Conceiçao Evaristo nomme « l’écrivence » : l’écriture, le vécu, la résistance. Poétesse, elle enfante des mots (« écrivence »), les aboute deux par deux unis par un tiret (« le coeur-corps », « coeur-femme », « corps -ville », « légère-légère »…) pour pénétrer au plus intime de leur sens et en pimenter les nuances. Elle joue avec les récits, les ourdit esthétiquement, transposant des histoires orales à l’écrit, difficile entreprise du travail d’écrivain qui doit combler des lacunes, des vides : « Néanmoins, l’écriture me laisse dans un profond état de désespoir, vu que les mots ne captent pas tout ce que dit le corps. Dans l’écriture, il manque les gestes, les regards, la bouche entrouverte d’où s’échappent des sons et non pas des mots. A registre écrit, il manque également le tremblement des pleurs ou les éclats de rire. La parole suspendue fuit l’écriture ». Conceiçao Evaristo ne joue pas seulement avec l’écriture, elle effectue aussi un travail de réflexion sur l’essence du langage, se penchant sur le pouvoir des mots et leurs limites.

Chanson pour bercer de grands garçons, tout à la fois fable et roman fondé sur la réalité, est destiné à réveiller les lecteurs brésiliens encore influencés par l’idéologie coloniale. Izabella Borges, la traductrice, respectueuse de l’âme et de l’écriture du texte, a su, quant à elle, transcrire avec brio les messages et la beauté de l’ouvrage.

De la même autrice : Ses yeux d’eau

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *