Ses yeux d’eau
Conceiçao Evaristo
Traduit du portugais (Brésil)
par Izabella Borges
Des femmes Antoinette Fouque (2020)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Ses yeux d’eau de Conceiçao Evaristo, quinze nouvelles réalistes, quinze récits brefs, cristallisation de fragments de vie, du quotidien de quinze personnages, de femmes surtout, issus des favelas, tous noirs, d’origine afro-brésilienne. Témoignage d’expériences vécues par ces Afro-descendants, témoignage de la misère répandant la faim, la souffrance, les larmes, la violence, la peur, la mort. Et le désir et la volonté de tous, d’échapper à cette fatalité semblant programmée dès la naissance, même antérieure à la naissance de ces humains devenus marionnettes dans les mains d’une société impitoyable. Hormis dans la première nouvelle qui donne son titre à l’ouvrage, « Ses yeux d’eau », où le « je » de la narratrice rend hommage à sa mère et dans « Nous décidons de ne pas mourir », tous les personnages sont nommés dès l’incipit de chaque texte, leur prénom en constituant souvent le premier mot : « Duzu », « Maria », « Natalina », « Salinda », « Luamanda », « Cida », « Zaita », « Di LIxao », « Lumbia », « Ayoluwa », « Kimba ».
Une société impitoyable
Ces personnages de l’écrivaine afro brésilienne, Conceiçao Evaristo, qui tricote focalisations interne, omnisciente, style indirect libre, donnent à voir leur vécu, leurs expériences, leur ressenti et par là même révèlent le quotidien dans les favelas, lieux de misère, de puanteur, d’inconfort, de violence. Ces personnages dévoilent une société cruelle, injuste et mortifère où la faim est récurrente. Les estomacs vides troublent les esprits sans toutefois ôter les élans de joie : « Par de nombreuses fois, elle a enfoncé sa main jusqu’au fond ramenant vers la surface un aliment imaginaire qu’elle lançait joyeusement dans sa bouche ». La violence verbale, au registre vulgaire, insultant, raciste, (« sale négresse ») et la violence physique sont banalisées : « Ils sont tous armés des couteaux pointus qui coupent même la vie ». Des hommes sèment la mort dans une société où la drogue rapporte de l’argent aux uns, l’oubli aux autres, où la police impunément abat des innocents : « Ana, assassinée sur son lit, mitraillée, les mains protégeant le rêve de vie qu’elle portait dans son ventre ». L’affrontement armé de groupes rivaux constitue le quotidien : « Les fusillades dans la favela étaient devenues de plus en plus fréquentes et on les entendait à n’importe quel moment de la journée. A l’affût d’espace et de clients, les groupes rivaux se faisaient la guerre ». Le bruit des détonations se mêle dans les rues « au brouhaha des enfants », assassinant parfois au passage de petits innocents, purs, gracieux, amoureux de l’existence. Rues devenues non pas lieux de passages, mais lieux de vie, arpentées à essayer de vendre d’humbles articles afin de survivre : « Cela faisait un bon moment qu’il arpentait les rues sans pour autant réussir à vendre ne serait-ce qu’un cône de cacahuètes grillées ». Toutes jeunes, les fillettes, bien que bonnes élèves, deviennent femmes de ménage : « Duzu travaillait beaucoup. Elle aidait à laver et à repasser le linge. C’est elle aussi qui nettoyait les chambres ». Elles sont employées dans des familles aisées, comme Maria qui peut emporter un soir, après son lourd labeur et une soirée ayant eu lieu chez ses maîtres, les restes destinés à la poubelle et les fruits, même pas réservés à la consommation, mais à la décoration, signe de luxe et de richesse de ces produits consacrés aux seuls privilégiés : « Maria en emportait les restes. L’os de jarret de porc et les fruits qui avaient servi à décorer la table. L’os du jarret de porc, la patronne allait le jeter à la poubelle ». Les enfants de Maria ne connaissent même pas le goût du melon produit dans leur région : « Les enfants n’avaient jamais mangé de melon ». Cette méconnaissance montre le pathétique hiatus entre deux mondes d’un même pays : le monde misérable des favelas et celui des nantis. Monde des favelas vu de l’intérieur, dans toute sa vérité, dans toute sa réalité tragique parce que connu intimement par l’auteure qui en est elle-même issue. Conceiçao Evaristo : écrivaine porte-paroles des infortunés.
Espoir malgré des rêves brisés
Tous ces infortunés espèrent toujours, souhaitent sortir de leur situation de différentes façons : illégales comme la vente de produits illicites, le vol : voler les vivants (« Puis, il s’est levé d’un coup en brandissant une arme. Un autre homme au fond du bus a crié que c’était un hold-up »), mais aussi les morts : « Cela importait peu si cet homme avait pris quelsques affaires d’Ardoca.Il pouvait tout prendre. Ardoca n’avait plus rien, même pas de vie ». Par des moyens légaux, efforts sisyphéens, comme le travail ou même le rêve pour le petit Lumbia qui meurt, renversé par une voiture, après avoir voulu voir la statue de l’enfant Jésus dans sa crèche. Pauvre enfant Jésus, misérable et nu à son image, dont il s’empare. Le suicide aussi comme pour Kimba, emportant avec lui ses deux amants, est une issue pour certains : « Puisqu’il était impossible de vivre ainsi, pourquoi ne pas s’ouvrir à la mort ? C’était simple. D’abord Beth, puis l’ami, ensuite lui. La mort serait leur pacte d’amour. La mort en gage d’un amour à trois ». L’amour et la mort, souvent liés dans les nouvelles de Conceiçao Evaristo. Eros et Thanatos tragiquement unis.
L’écriture du corps
Le corps joue un grand rôle chez l’écrivaine : le corps abusé, maltraité, souffrant et jouissant. Le désir, la sexualité, l’homosexualité sont dits sans tabou avec réalisme, les êtres saisis dans leur dimension physiologique expriment leurs sensations et leur érotisme: « Il a ouvert la chemise de Kimba, puis déboutonné son pantalon et s’est mis à embrasser avidemment le membre en érection ». La beauté du corps noir, devenu par le jeu de l’écriture, oeuvre d’art, est approchée de façon sensuelle, esthétique et poétique : « Que c’était beau de voir Davenga vêtu de la peau que Dieu lui a donnée. Une peau noire, ferme, lisse, satinée ». La peau noire posséde les nuances d’un tissu soyeux, plaisir des yeux, appelant la caresse et la « jouissance-sanglot » , intensité d’un amour allant jusqu’aux larmes. Les néologismes constants de Conceiçao Evaristo, condensés descriptifs à valeur iconique, amplifient les sensations et le ressenti. Les « seins-pommes » d’Ana Davenga (« (…) à la vue des seins-pommes saillants de cette femme, le désir pointait, une sorte de douleur aiguë titillait leurs parties basses »), aux connotations agréables et savoureuses, indice poétique, célèbre l’esthétique feminine et éveille le désir masculin. Le corps féminin est symbole de vie, porteur de vie : le thème de la maternité circule d’une nouvelle à l’autre.
La Vie s’impose
Malgré la violence et la mort omniprésentes, la vie, messagère d’espoir, s’impose. Les femmes possèdent en leur sein des germes de vie transmis de génération en génération. Cette « transmission d’un legs au féminin ouvre et clôt le recueil » (Daniel Rodrigues). La vie se perpétue annonciatrice de renouveau et de résistance : « Nous savions que nous étions en train d’accoucher d’une nouvelle vie en nous-mêmes. Qu’ils étaient beaux les premiers sanglots de celle qui est venue apporter la joie à notre peuple. Son cri initial, qui prouvait qu’elle était en vie, a réveillé tout le monde. Et c’est alors que tout a changé. Nous avons de nouveau pris nos vies en main ». A l’image de l’écrivaine, Conceiçao Evaristo, née dans une favela et ayant malgré tout, grâce à son intelligence et sa persévérance, gravi brillamment les échelons de la société, les femmes, mais aussi les hommes, secouent tous les jougs en prenant leur sort en main.
Remerciements aux Editions « des femmes Antoinette Fouque »
Un grand merci aux Editions « des femmes Antoinette Fouque » de toujours proposer aux lecteurs une littérature exigeante, de qualité, avec des textes novateurs et de faire connaître de grandes écrivaines venues d’ailleurs, ouvrant ainsi le paysage éditorial français à la diversité et à la qualité, loin de la littérature commerciale des grands circuits.
0 commentaires