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5 Secondes

15/12/2024 | Livres | 0 commentaires

5 Secondes
Catherine Benhamou
Edition des femmes Antoinette Fouque (2024)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

5 Secondes
Catherine Benhamou
Femme noire qui regarde à travers la vitre d'un métro. Photographie en noir et blanc  Bouleverser trois vies en cinq secondes

 5 Secondes :  c’est le titre du minuscule fascicule d’une trentaine de pages de Catherine Benhamou. Cinq secondes, c’est l’intervalle entre le signal sonore et la fermeture de la porte d’une rame de métro. Cinq secondes, un court instant : le temps cependant de bouleverser trois vies données à suivre dans le récit du flux de conscience d’un jeune homme anonyme.

La solidarité au milieu de l’indifférence

 Un jeune homme de vingt-huit ans ayant des difficultés à s’immerger dans la vie,  « n’avait pas quitté sa chambre depuis des semaines, des mois ». Il eut soudain envie d’en sortir ce matin-là. Heureux de retrouver le monde extérieur, souriant, il prit le RER : « Et dans le RER qu’est-ce qui me prend de sourire, j’en sais rien, je regarde les gens, c’est comme si je revoyais des amis après un long séjour à l’étranger ». Voyant en cette heure d’affluence, au milieu de la multitude, une femme encombrée d’une poussette dans une main et d’un bébé hurlant dans l’autre, il lui proposa son aide (« Pour la première fois je sais que je peux aider quelqu’un, que pour une fois c’est pas moi qui ai besoin d’aide ») alors qu’indifférents, les autres passagers ne semblaient pas la voir, épuisée,  désemparée, « vidée, anéantie ». Personne ne semblait entendre l’enfant crier. Or, comme le souligne l’insistante répétition du substantif « cri », les braillements sont incessants : « Cette femme, avec son bébé dans les bras, ils ne la voient pas mais tes cris, comment ne pas les entendre, tes cris même avec les écouteurs enfoncés dans les oreilles, il les entendent, et c’est drôle de voir comme il se recroquevillent à mesure que tes cris augmentent (…) ». Acceptant l’aide, la femme déposa l’enfant dans les bras du jeune homme et descendit la poussette.  Puis elle remonta dans la rame de métro et disparut : « quand j’ai levé la tête, elle avait disparu ».

Rebondir

 A ce moment-là, la vie du jeune homme considéré comme « un paumé » habitant encore chez sa mère, « en ne faisant rien d’autre toute la journée que fumer du shit ou dormir, et passer (ses) nuits à faire du son sur (son) ordinateur dans l’espoir, un jour, de gagner (sa) vie avec ça », bascule. Cet élément catalyseur inattendu, révélation personnelle plus ou moins consciente, l’ouvre au monde et lui permet de grandir, d’avancer : « Je te regarde dormir, je sais même pas pourquoi je pleure comme un gosse, peut-être parce que j’en suis encore un, ou parce que maintenant je vais devoir sortir de ton histoire et m’occuper de faire avancer la mienne ». Il (re)prend le contrôle de sa vie, se (re)construit.

Le silence et les bruits

Ce jeune homme introverti, mutique, se souvient et raconte à une commissaire l’histoire de l’enfant abandonné, de la femme seule, délaissée elle-même par le père de son enfant, poussée à bout par la rudesse de son existence. Lors de sa déposition et dans un monologue intérieur, il narre cet événement surprenant, inattendu, mettant des mots sur son expérience. Les paroles sont rares dans l’ouvrage, difficiles à exprimer, non entendues : « Parce que pour eux cette réponse-là ou rien c’est pareil, ces quelques sons qu’elle aura prononcés ne veulent rien dire pour eux, sont à peine des mots ». L’indicible anéantit les mots chez la jeune maman : « Et ses lèvres continuaient à remuer sans qu’aucun son ne sorte mais de toute façon plus personne ne faisait attention à elle ». Le dit est exceptionnel. Mais les pensées tellement fortes sont quasiment perçues, « Et maintenant je ne sais même plus si je le dis vraiment ou si je le pense si fort qu’elle l’entend », dans cet univers de non-dits que criblent certains bruits : les sons de l’ordinateur du jeune homme, la sonnerie du métro, les hurlements de l’enfant.

Un monde indifférent et égoïste

Dans un récit introspectif à la première personne, le jeune homme s’adresse à un « tu » solidaire, à ce bambin délaissé, un frère, lui-même. Disculpant la mère, tentant d’atténuer la déchirure de l’abandon, il rêve un futur avec ce petit garçon. Il dit ce qu’il sait, imagine ce qu’il ignore, tissant à son propre vécu et à celui de sa mère celui de l’enfant et de sa génitrice, tressant le présent au passé et à un futur imaginaire. Sa voix se mêle aux rares paroles de cette femme victime de la vie et à celle du juge dépourvu d’empathie, méprisant lors du procès, incarnation d’une société égoïste où règnent l’indifférence, des jugements accusateurs portés sur autrui sans chercher à comprendre, à savoir. Le narrateur expose seulement les faits : « Cette femme, avec son bébé dans les bras, ils ne la voient pas mais tes cris, comment ne pas les entendre, tes cris même avec les écouteurs enfoncés dans les oreilles, ils les entendent, et c’est drôle de voir comme ils se recroquevillent à mesure que tes cris augmentent, et s’ils pouvaient ils entreraient tout entiers dans l’écran (…) ». Et il montre, à travers des indices, des émotions, sans énoncer explicitement : « « si quelqu’un l’avait vraiment regardée, elle, à ce moment-là, il aurait pu voir ses lèvres bouger et un léger tremblement sous sa peau ». Une mimique ténue dit l’innommable trop douloureux et communique les sensations, les sentiments enfouis au coeur de la mère. Au lecteur de comprendre, de tirer ses propres conclusions, ses propres interprétations à partir des observations du jeune homme.

 La voix narrative énonce sobrement des faits sans dénoncer, sans critiquer. Cependant, en filigrane, apparaît une critique de la société, une réflexion sur l’indifférence, l’absence de compassion, d’humanité, sur la maternité pas toujours choisie, défaillante, loin des stéréotypes traditionalistes et du mythe de l’instinct maternel inné. L’autrice tisse son récit avec finesse et délicatesse, sans s’appesantir, sans condamner qui que ce soit. Elle constate et donne à voir simplement.

 

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