La mélodie sans les paroles
Catherine Benhamou
Edition Des femmes. Antoinette Fouque (2021)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Un parcours atypique
Imprégnée de la vie, de l’œuvre et de la personnalité d’Emily Dickinson, Catherine Benhamou, dans une sorte de communion d’âme à âme, retrace le parcours atypique de cette grande poétesse américaine dont l’œuvre qui ne fut pas publiée de son vivant gagna d’emblée, dès sa parution, la faveur du public.
Un souffle et des mots : vivre en poésie
La mélodie sans les paroles passe de la connaissance de la femme et de son œuvre à l’opus théâtral à la cadence poétique, au phrasé parfois saccadé de Catherine Benhamou dans un texte magique aux voix multiples, – d’Elisabeth, de la sœur, du père, de Suzy, de Mabel – contenant tout à la fois l’univers intérieur et extérieur de la poétesse et son souffle « spasmodique » conjugué à celui de la narratrice. Souffles enchanteurs, rythme et modulation de mots ensorcelants. Mots amis et aimés de la poétesse, mots sans embuche, « Ce ne sont que des mots – / D’eux je n’ai rien à craindre – », dans un monde trop dense pour la jeune femme enfermée dans sa chambre, dans la maison paternelle jamais quittée, parlant à ses rares hôtes à travers la porte close : «Elle les reçoit, comme elle dit, derrière sa porte fermée. Elle dit que la présence physique, c’est trop pour elle. Trop fort, trop intense. Que la voix suffit ». Un monde dont elle ne pense pas faire partie : « Sortir dans le jardin ? N’y pense même pas – insensé – à moins d’être une plante – faire partie du monde végétal – être un brin d’herbe, une pâquerette qui pousse au bord des tombes (…) ». Cette femme solitaire, entourée de mystère, n’a que les mots, – des mots « trop précieux » – et la poésie dans le vide et la vanité de son existence : « Le Vide – est si douloureux – mon travail – si inutile –ma vie – a si peu d’importance – ». Une existence désillusionnée habitée par la mort mais aussi bouillonnante de vitalité, de créativité : « Le royaume des forces obscures, voilà ce qu’est sa chambre, une chambre hantée, un caveau, ça sent le confinement et le volcan en éruption ». Unique objectif donnant sens à sa vie, la création poétique lui permet de s’emparer du monde extérieur de façon différente : « tes mots sont comme des portes qui s’ouvrent sur une autre vie ». L’imagination l’emporte tel un maelstrom, tourbillon de mots, sève vitale et naturelle : « Tout ce que je peux dire c’est qu’il y a d’abord – l’Imagination – ou plutôt non d’abord les mots – un mot –un seul – ou deux – et je ne sais pas trop quoi se met en route que je fais monter au maximum – disons la Terreur par exemple – souvent c’est la Terreur – jusqu’à perdre le contrôle (…) c’est comme une tempête vous voyez – il faudrait être dix pour la contenir – l’empêcher de tout démolir – (…) mais justement je suis dix – ma force est décuplée – alors je retiens tout et j’observe par l’entrebâillement – c’est à ce moment-là que les mots arrivent – il faut leur obéir – c’est comme un torrent qui recouvre tout – les mêmes mots qui ont allumé le feu se transforment en torrent pour le contenir (…) ». Jouer avec les mots, donner naissance à la poésie : une expérience relative transmuée en expérience absolue.
Elisabeth, le double d’Emily, est une femme de génie, génie synonyme de folie pour certains, l’écriture étant réservée aux hommes : « Une femme qui écrit est considérée comme une folle depuis toujours et ici encore plus qu’ailleurs ». Cette poétesse est une femme libre dans l’univers clos de sa chambre, refusant d’appartenir à un homme dans la société anglo-saxonne patriarcale du XIXe siècle, (« PERE : Il faut bien qu’une femme soit gouvernée par un homme. / ELISABETH / Pas moi – je ne suis qu’une petite barque – une coquille de noix avec juste une petite voile – et pas de gouvernail »), une femme sans guide ni chef vivant en poésie, vivant par et pour la poésie.
Un tissage harmonieux
La mélodie sans les paroles, « librement inspiré par la vie d’Emily Dickinson », est un ouvrage sur cette poétesse extraordinaire, sur cette femme rebelle arrivée à s’extraire par l’écriture du giron patriarcale et puritain où elle vivait. C’est un ouvrage sur la création littéraire, sur l’écriture constitutive de la vie.
Surtout c’est l’œuvre de Catherine Benhamou immergée dans la vie, l’œuvre et l’écriture d’Emily Dickinson. Ses phrases, souvent constituées de cassures, de ruptures, parfois dépourvues de ponctuation, où prolifèrent les tirets, sa mise en page aux nombreux blancs, concrétisation des silences, matérialisation de l’essoufflement du locuteur, miment l’écriture fragmentaire de la poétesse anglo-saxonne, restituent son souffle saccadé, révèlent un être hanté par la mort, luttant contre le temps qui rapproche de cette inéluctable réalité (« c’est – Mort – bien sûr ! / Quel autre mot pour une Dernière Conférence ? Alors dépêchons-nous – de l’apprivoiser – avant d’être transformés en charognes – / Nous n’avons que quelques heures –minutes – secondes – ») pour arriver à trouver le mot juste, tellement important, primordial dans le tissu poétique : « C’est le mot qui donne la vision – le rythme – la forme – / Tout arrive ensuite mais il faut le mot – sans lui – rien ne peut arriver ! ». Comme la musique repose sur le jeu des notes, la poésie repose sur le jeu des mots. Les mots au pouvoir immense capables de révéler dans toute leur singularité les paysages extérieurs et intérieurs. Les mots à la puissance évocatoire infinie capables de révéler tout le nuancier émotionnel et intellectuel.
Catherine Benhamou entraîne le lecteur dans l’univers féministe, humaniste, poétique d’Emily Dickinson avec maestria faisant émerger la jubilation chaotique de son écriture révélatrice d’un moi en souffrance que seule la création poétique raccroche à la vie.
La mélodie sans les paroles : un original et sublime ouvrage. Il serait souhaitable de ne pas le recevoir à cru pour le savourer pleinement et totalement.
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