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Zao, un mari

2/04/2023 | Livres | 0 commentaires

Zao, un mari
Myriam Dao
des femmes Antoinette Fouque (janvier 2023)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Zao, un mari (de Myriam Dao)  Un titre qui pique la curiosité

 Le titre d’un ouvrage a pour but de retenir l’attention, d’attirer et d’informer. Il a une vocation informative et incitative. Zao, un mari, titre de l’ouvrage de Myriam Dao pique la curiosité, interpelle avec un prénom aux connotations asiatiques suivi de l’article indéfini «un», renvoyant à Zao, un être d’emblée donné, avec ce déterminant apparemment dérisoire, mais en réalité essentiel,  comme un cas particulier, singulier. Peut-être n’est-il  seulement qu’un mari, un homme sans autre fonction, sans autre distinction ? La photographie de la première de couverture, quant-à elle, donne à voir, de dos, un homme et une femme appuyés au bastingage d’un bateau, tournés vers l’horizon, semblant annoncer l’histoire d’un couple en partance vers un lointain ailleurs.

 Deux visions du monde

En effet, Myriam Dao présente dans son ouvrage un couple, un « couple insolite », « contre nature » aux yeux de nombreux citoyens français des années 50, époque coloniale puis post-coloniale. La narratrice révèle deux univers. Le groupe nominal « A Cholon » ouvre l’incipit du roman.  La page en miroir renvoie à « Sitôt à Paris ».  Deux lieux éloignés spatialement, culturellement, socialement, deux types de vie, deux visions du monde. Et surtout, deux êtres que tout oppose, mis à part le désir des premières rencontres et les joies des premiers instants de vie commune. L’attrait de l’interdit, du « fruit défendu » que représente cette jeune fille blanche jamais nommée, une jeune fille peu instruite, au langage familier, vulgaire même (« il trouvait son parler trop cru »),  née dans une famille pauvre « où le cupide le dispute au sordide ». Une lycéenne attirée par les apparences : la limousine de l’amant (« Au pays, j’étais fière parce qu’il avait son chauffeur »), « son langage châtié  /  ses bonnes manières et ses mains soignées et habiles ». Par une espèce de volonté de transgression,  de recherche de  liberté et afin, plus ou moins inconsciemment, de briser le carcan de la morale coloniale, elle  suit chez lui cet ingénieur agricole plus âgé qu’elle, appartenant à une famille bourgeoise aisée. Mais une grossesse non désirée change le cours des événements. « Le malheur et le déshonneur » s’abattent sur les deux familles ! Une lourde pression sociale pèse sur le « couple fautif ». Après  un mariage « dans la plus grande discrétion », le couple est envoyé à Paris. Très vite le déraciné perd son aura : « aujourd’hui c’est un pauvre type. Quand je pense qu’à l’usine on l’a pris pour un coolie ! ». Zao ne trouve pas un travail digne de ses compétences. Il est constamment humilié, méprisé, se heurtant quotidiennement au racisme.  Non seulement sa femme  ne lui est d’aucun soutien, mais elle se désolidarise de lui,  s’alliant aux intolérants à l’esprit étroit : « le garçon avait décidé de se payer un indigène et, le tournant en ridicule devant tous les clients, il lui a assené le coup de grâce : – Ah, ah ! Monsieur rit jaune ! Tous les habitués du café s’esclaffèrent bruyamment. Elle aussi riait à gorge déployée, manifestement de leur côté ». Elle a honte de ce mari étranger, et même si elle ne se l’avoue pas, de ses petites filles typées  (« Tes cheveux de jais me rappellent sans cesse le pays où je suis née. Quelle ironie ! Moi, ta mère, blonde aux yeux clairs née outre-mer, et toi, jolie brunette qui ne connaîtra peut-être jamais ces terres lointaines … ») comme le prouve, entre autres,  le dialogue entre elle et une femme sur un marché : « – Elle est à vous ? / – Oui Madame. / – Je veux dire, vous l’avez adoptée ? / Ah… Oui, bien sûr… ». Ce n’est que lorsque Zao crée un cercle culturel, qu’il rédige des articles littéraires, qu’elle l’admire momentanément et que leurs disputes  s’estompent, instaurant une trêve transitoire entre eux. L’autrice donne à voir les mouvements de conscience fugitifs des personnages, la complexité de leur psychisme, leurs sentiments contradictoires.  Elle scrute des situations personnelles qui s’élargissent aux conditions vécues par les couples franco-asiatiques des années 50/60 dans une France à l’esprit colonial, lieu de la perte d’identité, de la perte linguistique pour les immigrés comme Zao.  Le singulier s’étend au collectif.

 Un récit original

Le roman de Myriam Dao n’obéit pas aux règles du récit traditionnel, il relève de l’esthétique du discontinu et de l’art de la concision. Le récit éclaté, morcelé, constitué de fragments exprime la réalité du vécu et est une métaphore de l’éclatement du couple. Les chapitres très courts, parfois un simple paragraphe, s’enchaînent, se succèdent. Le réel se dit par morceaux, se donne par pans dans des monologues intérieurs à la première personne, des récits à la 3e,  des lettres, de courts dialogues,  des extraits de journal intime, des mots ou des phrases en italiques rapportant des propos ou des pensées non exprimés ouvertement, des non-dits révélateurs. Des bribes de souvenirs, de ressentis, de sensations, de sentiments, de brèves analyses se tissent offrant une vision kaléidoscopique du réel. Le vécu des protagonistes, leur portraits physique et moral ne sont pas présentés d’emblée, mais semés par délicates petites touches au fil de la narration et dans la description de photographies placées face au récit. Un observateur anonyme donne à voir de façon précise, objective des clichés, restant à la surface des choses, situant le cadre de la prise de vue, décrivant les vêtements, les attitudes, les mimiques des personnes photographiées. Ces photographies immortalisent des instants, révèlent ce que le texte ne dit pas, dévoilant parfois un détail inattendu au fort effet de réel : «  La petite, dans un ensemble jupe et blouse assorti, sur les genoux du père en complet-veston gris, cravate sombre, lunettes à monture métallique. A ses côtés, une jeune femme, le menton légèrement relevé avec un air à la fois fier et vulnérable, vêtue d’une veste claire sur une large robe à fleurs qui dévoile à peine ses genoux. La femme a les cheveux noués en un chignon qui paraît strict. La famille pose devant les serres du Jardin des Plantes. Détail : la petite fait une vilaine grimace, la bouche tordue ».

L’esprit colonial

 Ce roman introspectif est aussi une peinture indirecte, subtile, de la société française  imprégnée d’un esprit colonial, pétri de préjugés. Il donne la vision du monde de chaque personnage se plaçant au coeur de leur être par le monologue intérieur, le point de vue interne, de courts dialogues. Il décrit avec finesse, dans le ton du constat, l’arrogance raciste, le mal être d’une femme incapable d’assumer un mariage mixte et qui fait souffrir celui qui, à ses yeux,  ne possède plus le charme qu’il avait dans son pays.  Une femme qui a toujours été opprimée  (« Bien souvent, je me suis sentie opprimée dans mon existence. A la maison, par mes frères, puis, par ces riches dames capricieuses et méprisantes quand je fabriquais des fleurs pour leurs chapeaux (…) »),  désormais  désireuse de s’émanciper d’un mari phallocrate, plus âgé, qui la traite en fillette. Elle devient alors intolérante, castratrice : « Comment ne pas se sentir diminué, émasculé par de telles tournures de phrases ? ». Zao et son épouse sont  tellement englués dans leurs détresses réciproques qu’ils ne  réussissent pas  à prendre du recul et à s’attarder à la souffrance de l’Autre.

Comme Myriam Dao est le fruit d’un couple mixte, comme ses personnages très vivants, dotés d’un puissant souffle, s’imposent avec une grande intensité, leur être se construisant au cours de la lecture donnant à entendre leurs plus intimes pensées, leurs états d’âme secrets,  le lecteur peut se demander si son récit ne s’articule pas sur un vécu familial, s’il n’est pas le reflet d’un lointain ressenti. Ce qui est toutefois certain, c’est que la structure narrative originale, complexe, de son ouvrage, les jeux avec l’espace textuel,  révèlent la « designeuse » et la grande artiste plasticienne qu’elle est, de même son écriture tout en nuance et en finesse dénote une talentueuse écrivaine.

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