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Une épine d’acacia au coeur

3/06/2018 | Livres | 0 commentaires

Une épine d’acacia au cœur      
Neela Govender 
Traduit de l’anglais par René Thibaud   
Editions Gaspard Nocturne (2018)

 

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

   image.jpg Dans  l’entre deux du roman autobiographique de Neela Govender, Une épine d’acacia au cœur à la construction circulaire  – le récit s’ouvre sur l’emménagement de la narratrice et se clôt sur son déménagement  -, l’installation dans une modeste  « ferme  abandonnée », située à Ashburton en Afrique du Sud à la fin de la première moitié du vingtième siècle, est l’élément catalyseur qui permet à la mémoire de la jeune Leila Perumal,   âgée de onze ans au début du récit, de rassembler ses souvenirs et de parcourir ses années d’enfance et d’adolescence.

    Issue de l’immigration indienne, la narratrice relate à la première personne du singulier son vécu, son ressenti, son premier amour (« Je l’observais à la dérobée, timidement, paupières baissées.  (…) Il était mon prince charmant, le chevalier qui erre sur son cheval, tuant les dragons et secourant les dames en détresse (…) », ses premiers émois, ses rapports avec ses parents, sa fratrie, ses enseignants. Elle observe avec le regard ingénu et plein de la  fraîcheur de l’enfance la société sud-africaine très cloisonnée où règne une ségrégation ethnique, sociale et sexuelle.  Elle fait part de ses expériences, de ses constats avec spontanéité et  parfois étonnement. Bien que mettant en lumière les problèmes de la société, Une épine d’acacia au cœur n’est pas un ouvrage militant. C’est avant tout le roman d’apprentissage d’une fillette pleine de promesses qui découvre la vie et  se forge un destin.

    Pour vaincre les obstacles  s’opposant à elle, Leila ne peut compter que sur sa volonté de réussir, sa faculté à s’adapter  aux difficultés, à la malice masculine,  à toutes les situations rencontrées sur son chemin. Elle évolue à la faveur du temps qui passe,  de l’expérience, de l’école, de la lecture. Excellente élève, motivée,  elle va à l’école pour satisfaire son appétit de savoir et  de connaissances. Mais aller à l’école est  aussi pour elle une forme de combat  dans une société qui privilégie la scolarisation des garçons (« Mes parents (…) disent que les filles n’ont pas besoin d’apprendre à lire et écrire. Je n’avais que dix ans quand  j’ai commencé à travailler dans les champs de canne. »), où la pauvreté pousse les parents à garder les filles à la maison pour les tâches ménagères et les travaux des champs. Il ne faut pas seulement payer les livres, la scolarité, mais aussi les transports permettant d’accéder à l’école éloignée du lieu d’habitation : « Nous ne pouvons pas payer le train. De toutes façons elle a fait ses cinq années et c’est suffisant pour une fille qui fera la cuisine et le ménage ». Fillette à la forte personnalité, Leila ose s’opposer à sa mère lettrée, autoritaire et  hostile à toute forme de dialogue surtout en ce qui concerne les relations de sa fille avec les garçons. Leila se rend à l’école, après la découverte dans son cartable  de lettres d’un petit ami,  malgré l’interdiction et l’impitoyable colère  maternelles.  Elle tricote alors des cardigans pour des boutiquiers musulmans afin de financer ses trajets : « Je donnais à maman l’argent que je gagnais et c’est ce qui a aidé à payer mon ticket de train pour six mois ». Naïve, innocente au début de la narration ;  elle ne comprend pas que sa cousine Akka est enceinte ; elle évolue et  se métamorphose. Grande lectrice, elle entre dans l’imaginaire et les représentations mentales des écrivains. Chacun sait que la lecture favorise l’ouverture d’esprit de même que l’école et  le dialogue avec des personnes aux pensées et aux croyances différentes. La mort brutale de son jeune cousin, l’apprentissage des Ecritures donné par ses professeurs, les conversations avec sa cousine Maliga, qui prêche désormais le christianisme,  instaurent le doute en elle. Elle réfléchit sur caractère relatif des pensées, des croyances, des coutumes. Elle acquiert du recul par rapport à son milieu et à la religion hindoue.

    Leila montre que les Indiens, repliés sur leur culture,  ploient sous le poids des traditions, des superstitions, des tabous. Le sang menstruel est considéré comme impur.  L’oncle Armugam pense que « quelqu’un a dû  (…) jeter un sort » au père  malade de Leila. La mère use d’une médecine traditionnelle fondée sur la foi : « Elle alluma l’autel et fit brûler du camphre dans un plateau de cuivre qu’elle passa trois fois autour de moi ». Des offrandes, des sacrifices  sont faits aux différents dieux afin d’entrer en communication avec eux et d’obtenir leurs faveurs. Divers tableaux donnent à voir la vie quotidienne des femmes : la lessive à la rivière («(…) on dévalait jusqu’à notre coin de lessive préféré. La rivière y faisait deux grands bassins. Près de l’un d’eux un gros rocher plat nous servait de pierre de lavage (…) »), la toilette dans le cours d’eau.  Les jeunes élèves sont harcelées sexuellement par leurs professeurs hommes.  Mais c’est aussi grâce au regard de ces hommes porté sur elle que Leila comprend qu’elle est jolie.

 

    Une épine d’acacia au cœur est non seulement le roman d’une famille indienne modeste  en Afrique du Sud durant l’apartheid, c’est aussi le roman de ce pays dont la réalité est  sombre pour les plus humbles malgré la beauté  des mimosas, des eucalyptus et des acacias. La misère,  les inégalités sociales, la vénalité du propriétaire blanc envers Johny Perumal (« Ceux-ci, à chaque fois que la rivière était basse irriguaient délibérément leur terrain tous les jours, nous empêchant ainsi d’arroser nos légumes »), la ségrégation sévissent : « Les wagons pour les Africains et les Indiens étaient en tête de train et s’arrêtaient au-delà du quai qui, lui, était réservé  aux Blancs (…) Sur les quais il y avait des bancs mais ils étaient pratiquement tous réservés aux Blancs.  Si on allait s’y asseoir un policier venait nous chasser et nous menaçait des menottes et de la prison si nous recommencions. Même dans le métro les entrées étaient séparées pour les Blancs et pour les non-Europeans » ». Ces constats dépourvus de véhémence constituent un  témoignage émouvant et montrent la révolte latente de l’écrivaine. Derrière la narratrice apparaissent l’auteure et son observation précise de la société.

    Dans ce récit d’une tranche de vie  où apparaît la vision d’une fillette qui se libère progressivement du carcan des préjugés, des traditions, d’autres récits, – ceux  du père, des membres de la famille –  , des discours, s’enchâssent, immergeant le lecteur  dans la particularité des sentiments, des mœurs de toute une société.  Le lecteur est d’emblée plongé dans un lointain ailleurs avec l’emploi  de prénoms indiens («Thatha »), d’expressions et de  termes étrangers : « thali », « dhoti », « Intshebe », « Hamba khale »,  la référence à des produits exotiques : « le bétel ». L’écrivain utilise le réel pour construire la fiction et montrer la montée de la conscience chez une adolescente pétrie de force intérieure,  de bonheur, de confiance en l’avenir.

    La tendresse,  l’émotion, la poésie (« Le saule pleureur, avec ses branches qui frôlaient la surface de l’eau, était comme une mère protectrice aux longs cheveux tombant à ses genoux. ») colorent cet ouvrage réaliste  qui, après s’être ouvert sur une arrivée,  se clôt sur un départ avec ses douloureuses déchirures : « J’ai marché sous les acacias, laissant les épines me piquer et pénétrer la plante de mes pieds nus. Elles ne me faisaient pas aussi mal que celle qui était enfoncée à jamais dans mon cœur » et  sur une  entrée dans une nouvelle vie porteuse de rêves et d’espoir. Dans ce roman en boucle de Neela Govender, il existe toute une mystérieuse complicité entre l’histoire narrée, l’imagination organisatrice et la structure romanesque. La présence diffuse de Neela Govender,  dans tout le roman, s’impose dans cette stratégie narrative esthétique.

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