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Troisièmes noces

27/09/2014 | Livres | 0 commentaires

Troisièmes noces      
Tom Lanoye
Editions La Différence (août 2014)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

   i Vandessel, attiré par l’exotisme, après deux mariages malheureux, d’abord avec une Philippine puis avec une Thaï (« Elles me tombent des mains comme des vases ») est désormais amoureux de Tamara, une jeune femme noire sans papiers.  Mais comme il a des ennuis avec « Le Service des Etrangers », il demande, contre paiement, pour régulariser la situation de Tamara, à Maarten Seebergs, le narrateur de  Troisièmes noces de Tom Lanoye, d‘épouser la jeune femme : « Tu te maries avec elle, tu vis avec elle. Mais si tu la touches, je te massacre ». Maarten Seeberg, âgé, homosexuel, chômeur, malade, veuf de Gaëtan inoubliable et inoublié, accepte la proposition de Vandessel après moult hésitations,  parce que  si Tamara  « était couchée nue sur le ventre, on pourrait la prendre pour un jeune garçon. Un garçon de son âge ». Il accepte, de même, d’héberger Philipp, le pseudo frère de Tamara parce qu’ «un des ses genoux touche presque le (s)ien ». Les désirs sexuels meuvent les initiatives de cet éternel indécis.

    Tamara et Maarten cohabitent donc dans la maison où Maarten et Gaëtan ont vécu, « une ruine qui, une décennie (après son achat), (est) proclamée monument protégé ». Tamara et Maarten s’adaptent progressivement l’un à l’autre, se découvrent. Tamara, conçue d’abord péjorativement  par Maarten, comme « une négresse », « une noire » devient  ensuite « (s) a femme », « belle comme un cœur ».  Maarten s’attache peu à peu à  cette  jeune fille intelligente.  Dotée d’un fort caractère, généreuse, altruiste, Tamara s’occupe avec sollicitude  du père de Maarten, vieil homme qu’il déteste.   Puis elle soigne avec soin et compétence son prétendu mari après une  violente agression subie dans la rue.

    Dans ce long monologue intérieur non linéaire marqué par de nombreux retours en arrière, des digressions à propos d’événements vécus avec Gaëtan : « C’est seulement maintenant que je réalise à quoi cette ancienne colonie de vacances m’a fait penser depuis tout à l’heure (…) à un hôtel lointain, au plus profond du territoire syrien où Gaétan m’avait entraîné »,   la représentation du réel est soumise à l’expérience subjective du narrateur. Le lecteur vit avec lui le présent, se remémore ses souvenirs passés. Les scènes sont toujours perçues à travers le regard du cinéaste qu’il était : les sons deviennent des bruitages, les paysages des décors de films, les moments de vie  des séquences cinématographiques : « Et si cette séquence avait quand même dû être tournée dans nos contrées au lieu de Madrid ».  Souvent la réalité n’est pas conforme à la fiction : « Le bruit du marteau qui atterrit sur le crâne de Vandessel ne répond absolument pas au schéma que j’attendais (…) Je ne l’utiliserais jamais, ce bruit-là, même pas dans un documentaire ». Parfois,  la  description d’hallucinations cinématographiques et de la réalité se fondent  sans rupture comme de véritables fondus enchaînés de  dessins animés  humoristiques : « Je vois sa mâchoire inférieure qui se met en effet à mâcher. Elle seule. Un menton mâchant de façon autonome, vers le haut, toujours plus haut, où il bouffe tout ce qu’il trouve sur son chemin, comme dans un film d’animation. (…) Puis son nez, gigantesque ou pas, il y passe lui aussi, happé par la mâchoire, inférieure indépendante. Slurp. Puis, slurp, c’est le tour des deux yeux effrayés (…) » Le cinéma  dont le lexique inonde ses pensées hante l’esprit de Maarten : « la voix off », « offscreen », « le film de sa vie »…Le cinéma constitue un arrière plan circulant en filigrane dans le texte esthétisant le réel, lui ôtant son insignifiance, sa médiocrité. Le cinéma constitue la vie de Marteen.  Sa vie est un film qu’il regarde avec le recul de l’humour et de l’ironie.

    Dans Troisièmes noces,   non seulement  le narrateur raconte, en mêlant la forme narrative et la forme discursive,  sa vie, mais en même temps il dit la société dans laquelle il évolue avec une lucidité incisive, un esprit caustique : la mort et la solitude l’accompagnant : « peut-on mourir avec plein de sondes dans le nez et dans le ventre, et pas un chat à côté de soi ? », l’épuisement dû à la maladie, l’altération du corps humain, « Le corps humain est une rangée de dominos. On en touche un et c’est parti ! Ils tombent tous. Plus vite que vous ne le croyez », la vieillesse, l’angoisse de la déchéance physique,  les préjugés sexuels, le racisme, la politique …

    Troisièmes noces, qui présente la réalité saisie par la conscience d’un unique personnage,  remet en question l’image traditionnelle de l’homme et de l’écriture romanesque. Emporté par  la griserie des mots, le goût de l’exagération,   le narrateur entraîne le lecteur dans un réalisme cru, à la limite du pornographique,  une pornographie pleine d’humour, proche  parfois du burlesque, sans s’affranchir de l’esthétique dans de sublimes descriptions. Il use d’une riche palette lexicale qui s’étend sur tous les niveaux de langue, du plus soutenu au plus vulgaire,  tricotant subtilement l’anglais, le flamand et le français, tissant les registres en passant de la polémique à la tendresse et à l’humour.

    C’est grâce aux talents de traducteur d’Alain van Crugten, pour qui « traduire n’est pas trahir »,   que les lecteurs français  peuvent découvrir Tom Lanoye, célèbre écrivain et dramaturge belge.  Troisièmes noces, un livre sans tabous, plein d’humour même si l’histoire est parfois sombre, mérite  vraiment d’être lu.

 

 

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