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Investigation dans les profondeurs de la conscience

15/09/2004 | Livres | 0 commentaires

Tanguer
Karine Mazloumian
(Plon, 2004)

(par Annie Forest-Abou Mansour)

Tanguer est l’histoire d’une femme, d’une famille, de la vie, que la mort déstabilise. A partir de ce moment-là, tout devient angoissant, incertain, tout se met à tanguer : «Tout vacille alentour, les meubles, les murs», «Je titube quand je marche, c’est le roulis»… L’héroïne, dotée d’un fort amour de la vie, refuse cependant de croire à la mort de son mari dont le chalutier a sombré. Et bien que sur le point d’accoucher, elle part à sa recherche, à l’autre bout du monde, accompagnée de sa vieille mère et de ses deux fillettes. Paradoxalement, pendant cette quête angoissée, une nouvelle existence s’ouvre à elle avec la découverte de l’amitié et de l’amour de Bliss, une jeune musicienne, et l’épanouissement dans le chant : « Nine voit sa mère s’ouvrir comme une fleur lorsqu’elle répète (…) je vais chanter ».

Mais Tanguer, c’est surtout l’histoire d’une écriture : la modernité de l’écriture de Karine Mazloumian rompt avec celle du roman traditionnel issue du XIXe siècle. Son écriture entre dans « l’ère du soupçon », à la recherche de ce qui est caché au plus profond de la conscience et de l’inconscient. Le réel qui importe pour elle est celui des états psychologiques de l’être, de ses états paroxystiques. Kolya ne sait plus quelle est son identité : est-il Markus Kassim et /ou Kolya ?

Ce roman à plusieurs voix, souvent sans transition les unes avec les autres, retranscrit des états d’âme, des rêveries, des craintes avec une grande acuité psychologique. Le récit et le discours alternent, décrivant un monde angoissant, pas toujours compréhensible, cependant digne d’être vécu. L’écrivain laisse couler librement le flux de la parole consciente et de l’inconscient. La pensée apparaît en son état naissant, déstructurée.

 Aucun dialogue n’aère l’espace textuel compact et dense. Le dialogue, – ses phrases courtes et ses tirets -, n’apparaît qu’une seule fois vers la fin de l’ouvrage lorsque Kolya resurgit et retrouve son identité. Mais la narratrice désamorce l’illusion réaliste en annonçant l’aspect formel de ce dialogue : « Ils se parlent. Dialogue avec tirets bien séparés » et en jouant avec les mots, un peu comme les surréalistes et leur écriture automatique :

« -…rayure téméraire puisque délibérée .

– Rature et incorrection

– Rupture avec espoir de guérison. »

Karine Mazloumian joue aussi avec la syntaxe, supprime les virgules, («Mais à l’intérieur des crânes, vacarme brouhaha prises de bec hurlements rires de peur ou de joie.»), instaure des rimes intérieures («Les reins calés dans le rocking chair, sentinelles, balancelles».) Son écriture sensuelle transfigure le réel dans lequel les objets s’imposent, vivants, consistants, matière à la fois présente et rêvée : «la coquille brisée de l’œuf libère sa larme épaisse et gluante.»

Le lecteur, implicitement présent tout au long de l’ouvrage, est clairement interpellé dans l’épilogue. Libre à lui de choisir une suite à la narration. L’écrivain, dévoilant la construction de sa fiction, s’adresse à lui : «D’évidence, vous vous interrogez ; Que sont-ils tous devenus ? Treize ans après. Vous vous inquiétez. Qui est mort ?…». L’écrivain n’impose pas de choix : «Et non vous ne saurez pas maintenant».

Travail d’investigation dans les profondeurs de la conscience, Tanguer nous raconte une histoire belle et émouvante dans une langue souvent parlée bien que très travaillée, peut-être déconcertante pour certains, et dans une forme romanesque déroutante, peut-être aussi, mais intéressante, fascinante et moderne.

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