Nuits
Hélène Gugenheim
Editions Gaspard Nocturne (2014)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Nuits d’Hélène Gugenheim est un ouvrage poétique, fantastique, magique, surréaliste, surprenant, déroutant. Il plonge le lecteur dans une esthétique de la rupture loin de l’univers rassurant du quotidien à la faveur d’un dérèglement de la logique réaliste. Hélène Gugenheim inverse les codes : le réel fait irruption dans le fantastique et non le contraire selon l’usage des ouvrages fantastiques où le surnaturel fissure progressivement la réalité avant d’apparaître.
Dans le contrebas d’une autoroute, « sur (une) longue langue inhospitalière (…) lorsque la nuit tomb( e ), noire et épaisse comme l’encre de seiche », un cavalier sans tête solitaire, tel un démon surgit d’outre-tombe « éperonn ( e ) rageusement son infernal destrier ». « Quelques centaines de mètres plus bas se trouv ( e ) une petite sirène » isolée, qui tente vainement d’attiser les désirs masculins, jouant habilement mais inutilement de son pouvoir de séduction : « séduire était la raison d’être de la sirène. Elle se devait de troubler, corps et âmes, de nobles capitaines aux temps grisonnantes et de valeureux pêcheurs aux torses encore imberbes ». Dans l’immensité vide de l’Océan, personne n’entend son chant incantatoire, aux sonorités variées mais désespérées : « Le filet qui parvenait à s’échapper possédait la terrifiante beauté du désespoir ». Personne ne constate sa beauté blonde et mutine, sa sensualité innocente. Une nuit cependant, à sa plus grande joie, son cœur vibre de concert avec un autre cœur.
Les voix du cavalier décapité et celle de la jolie sirène, incarnation du rêve, du désir masculin et de l’extase (« Ni femme, ni poisson mais le rêve qui contient tous les autres et au rivage duquel il n’y plus qu’à mourir »), se succèdent alors, alternent. Puis dans une fusion éblouissante, les deux personnages « entr ( ent ) en collision » « sous l’œil goguenard de la lune ». Dans des jeux d’ombre et de lumière, des chatoiements de couleurs, des chants stridents ou cristallins, insondables, des saveurs sucrées, des pulvérisations d’humidité, des flots d’écumes, l’amour, la nature, la poésie fusionnent dans une vibration esthétique intense. Des mondes miroitants s’ouvrent, transportant le lecteur, l’aspirant vers un ailleurs abyssale en compagnie de personnages qui échappent au temps et au réel dans un paysage incertain où eau, terre, roches sont unies par des frontières indécises et où l’Amour et l’Océan s’entrelacent métaphoriquement.
Dans de longs poèmes en vers libres, la sirène et le cavalier sans tête ne font plus qu’un dans un rapport sensuel harmonieux et total où les sons, l’odorat, le toucher, le goût, le regard vibrent, dans un jeu de recherche et de rejet : « Nez planté dans la mousse / J’inhale / L’humus sur ta peau. », « J’ai fait mon lit sur ton flanc / Nez cueillant tes arômes ». Je vacille sur tes effluves / Miel de ta gorge / Groseille sur le bout de la langue ». L’écriture poétique, les figures de style, des procédés de dissociation et de rapprochement communs à la terre et à l’eau, brouillent les repères, créent une confusion. Les deux amants deviennent des éléments naturels, floraux, minéraux, aquatiques, le chant de la sirène devient bijoux précieux : « Elle y répondit d’une nuée de notes colorées, un ballet de bulles d’argent et or, grenat et rubis », fruits savoureux, fleurs odorantes aux couleurs éclatantes, animal fragile : « cerise et framboise, jonquille et poussin, lilas et lavande, amande et pistache, et encore caramel et marron glacé ». Les synesthésies, les métaphores, introduisent le lecteur dans un monde sublime enchanté et le font voyager par les sens. La nuit, les formes se brouillent, tout devient flou, la sirène est « le roulis de l’océan », tout comme le cavalier sans tête, est « le chant de la sirène ». Et derrière cette immensité magique, se trouve la vie banale, médiocre avec ses grèves, « l’intersyndicale des routiers », les cages de métal (…) repr(enant) possession de l’asphalte ».
Nuits d’Hélène Gugenheim, ouvrage qui tricote prose poétique et poésie, entraîne le lecteur dans l’aventure d’une écriture sublime et sensuelle à la faveur de mots recherchés, légers, colorés, savoureux, d’anaphores (« C’était l’heure où les angoisses s’oublient dans les lumières bleutées. L’heure où les parents se disputent à voix basse (…) L’heure où, quelque part (…) » et d’onomatopées concrétisation des battements du cœur de la femme poisson (« poum-poum-tchak-poum-tchak-tchak ») qui rythment ce texte métaphorique. Les mots deviennent des jouets esthétiques sous la plume aérienne d’Hélène Gugenhelm qui lance parfois des clins d’œil au lecteur comme lorsqu’elle glisse un vers de Corneille dans son texte « à vaincre sans péril on triomphe sans gloire » ou fait référence implicitement aux chants mélodieux des sirènes d’Homère.
Comme le suggère la chute du récit, l’Océan, de nuit, versant inversé du quotidien plat et ennuyeux, est un spectacle féérique, trouble, voilé, susceptible de faire naître maintes chimères. Le roulis des vagues, leur envolée contre les rochers, le miroitement du sable humide sont alors la métaphore de la force et de la beauté de la passion qui transfigure la médiocrité du réel.
chère Madame,
vos écrits sont très professionnels, merci pour ces analyses.
Cependant, un petit détail, vous écrivez : « dans l’immensité vide de l’océan » ; comment l’océan pourrait-il être vide ? il est tout au contraire très plein….
Chère lectrice,
Cet océan est vide dans l’ouvrage, aucun navire, aucun marin ne le sillonnent pour la plus grande tristesse de la jolie sirène.