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Notre sang

31/01/2022 | Livres | 0 commentaires

Notre sang
Discours et prophéties sur la politique sexuelle
Andrea Dworkin
Traduit de l’anglais (Etats-Unis)
Par Camille Chaplain et Harmony Devillard
des femmes-Antoinette Fouque (2021)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Andrea Dworkin : Notre SangUn titre expressif

Notre sang,  un titre expressif, polysémique et métonymique, d’emblée révélateur de la violence de l’ouvrage d’Andrea Dworkin et de la portée fondamentale  de la sororité. Ce titre unit et implique avec « notre »,  adjectif possessif de la première personne du pluriel, toutes les femmes dans une même filiation par le sang. Le sang, lien biologique par excellence, mais aussi sujet tabou révélateur de la perception masculine des femmes considérées comme des créatures mutilées dont la vocation est de saigner.  Un sang « impur » mais nourricier : « ce patriarcat qui se nourrit de notre sang ‘ impur ‘». Notre sang, titre  s’imposant en rouge sur fond blanc sur la couverture de l’ouvrage des éditions des femmes-Antoinette Fouque :  le rouge et ses différentes connotations ambivalentes, le rouge de la colère, de la révolution, du sang versé, de la passion, de la vie.

Un ouvrage longtemps muselé

 L’ouvrage Notre sang eut tant  de détracteurs dans la société américaine phallocrate et fortement hiérarchisée des années 1970 qu’il fut longtemps impossible à publier. Comme l’explique Andrea Dworkin (1945-2005), ce   « livre est né d’une situation ».  En effet, l’écrivaine et essayiste, non reconnue à sa juste valeur, se heurta aux préjugés sexistes. Choquant par la pertinence de son esprit critique, ses idées féministes avant-gardistes, son écriture bouillonnante et passionnée jugée masculine, sa personnalité mordante, elle fut refusée par les maisons d’édition américaines,  par des « éditrices timorées » . Comme elle  ne parvenait pas à se faire publier, elle prit la parole et organisa à partir de 1974 des conférences dans des campus universitaires et dans des associations où des milliers de femmes la suivirent. Ce n’est qu’après que son ouvrage parut.

 De la violence faite aux femmes à celle portée à tous les humains

 Dans Notre sang, elle dit  d’abord son enfance auprès d’un père ouvert, aux idées libérales, éduquant sa fille et son fils sans distinction (« il n’a pas fait de distinction entre ses enfants, fille et garçon »). L’influence paternelle fut certainement  déterminante dans la construction de la femme volontaire et combative qu’elle devint.  Ensuite, elle aborde différents thèmes : le rôle des mères, l’art, la figure de la sorcière dans une église persécutrice, le viol, les « gynocides », la pornographie, la fierté lesbienne, l’esclavage des femmes puis celui des Noir(e)s en Amérike » Elle élargit son discours sur la violence faite aux femmes à celle portant atteinte à tous les humains,  passant de l’analyse sociale et éthique à l’analyse politique,  dénonçant « toutes les formes de domination et de sujétion, que ce soit de l’homme sur la femme, du Blanc sur le Noir, du patron sur le travailleur, du riche sur le pauvre ». Les hommes à qui, depuis des millénaires,  des « pouvoirs (…) sont octroyés à la naissance en conséquence de leur anatomie » affirment leur domination non seulement sur la femme mais aussi dans tous les domaines de la vie, transformant des différences naturelles en inégalités culturelles, sociales, juridiques, politiques.  Elle fustige la société américaine discriminante, possédée par une volonté d’assujettissement ,   bâtie  sur le sang (« L’histoire de cette nation est une histoire de sang versé. Tout ce qui a poussé ici dans des champs irrigués par le sang de peuples entiers. C’est une nation bâtie sur la dépouille humaine des nations (amér)indiennes. C’est une nation bâtie sur l’esclavage, le massacre et le chagrin. C’est une nation raciste, une nation sexiste, une nation meurtrière. C’est une nation pathologiquement possédée par la volonté de domination »)  dont de nombreuses lois et  institutions  portent atteinte aux droits humains en général. C’est tristement toujours vrai au XXIe siècle. Au passage, lorsqu’Andrea Dworkin écrit «  Parmi les gens engagés politiquement, être raciste ou antisémite est honteux. Aucune honte ne se rapporte à un mépris délibéré pour les droits civiques des femmes », nous pouvons ajouter que ce mépris existe encore actuellement dans de nombreux pays.  De surcroît, en France, patrie des droits de l’homme,  le racisme et l’antisémitisme ne sont plus une honte. Ils sont même banalisés désormais.

 Une écriture très travaillée

 Notre sang est le cri de douleur et  de colère d’une femme qui a souffert et qui ne supporte par la souffrance des autres, l’injustice, l’intolérance, la haine présentes et  passées : la shoah, le massacre de celles qui étaient désignées comme sorcières… Le vocabulaire utilisé, souvent violent et même cru, peut heurter au premier abord.  Mais rapidement le lecteur entre en empathie avec l’autrice,  remarquant très vite que son écriture frénétique, exaltée,  concrétisation de sa révolte, est très travaillée, que sa pensée est très organisée. Son argumentation fondée sur son expérience, la maîtrise d’un grand savoir, d’une multitude de connaissances historiques, philosophiques, politiques,  religieuses … est remarquablement structurée par la présence constante de connecteurs logiques. Elle fait appel, pour valider ses propos,  convaincre et persuader avec efficacité, aux sentiments, aux valeurs de son interlocuteur, à sa raison, recourant à de nombreux arguments d’autorité, citant l’Ancien Testament, les propos d’hommes politiques,  donnant des statistiques du FBI… A l’aide de reprises anaphoriques de phrases,  de groupes de mots,  de mots insistants, (« Nous ne savions pas  que nous rencontrerions partout un mépris systématique de notre intelligence (…). Nous ne savions pas que parce que nous étions des femmes (…) Nous ne savions pas que tout notre travail acharné (….). Nous ne savions pas que nous étions (….) »), elle met tout en œuvre pour solliciter  la compréhension et  l’adhésion de ses allocutaires, pour prouver qu’il n’y a pas un en-soi de la femme.  La femme n’est faible et fragile que dans des mentalités persécutrices, négatives et négatrices. C’est le contexte socio-historique qui crée une féminité inférieure, soumise et faible. Les indices d’énonciation de la première personne, la prose rythmée, pugnace d’Andrea  Dworkin, son style exclamatif, ses questions rhétoriques, le tout porté par un souffle pneumatique, interpellent  vivement l’allocutaire, qu’elle provoque en reprenant  parfois à son compte un lexique masculin vulgaire.

Elle joue avec les expressions figées, les retourne (« Dans le sale vieux temps »), colore son langage direct et expressif  d’ironie : « Ce merveilleux Georges Gilder », « Après soixante-dix ans de lutte farouche pour le suffrage, nos magnanimes seigneurs ont trouvé bon de nous accorder le droit de vote ». Se raillant ainsi de tous ces misogynes,  elle rend son message encore plus percutant. Elle appelle aussi malicieusement l’attention en jouant avec la graphie.   Le nom « hystoriennes » écrit avec un « y » renvoie à l’intellectuelle féministe considérée  par certains hommes comme une hystérique  ne contrôlant ni ses paroles ni son corps et  ne connaissant pas d’interdits. Elle remplace le « c »  « d’Amérique par un « k » agressif rappell(ant) le triple « k » du Ku Klux KLan » .  Elle crée des mots.  Le substantif « Gynocide »   « désigne la violence perpétrée sans relâche par la classe de genre hommes contre la classe de genre femmes ». Andrea Dworkin emporte ses lecteurs dans un tourbillon verbal, écho effervescent et brûlant  de son ressenti de femme écorchée vive qui n’avait pas d’autres choix que de crier ses idées dans une société pétrie de préjugés et de clichés sexistes.

 La tendresse sous la violence

Derrière l’oratrice à la prose violente et agressive,  non conforme à l’image que beaucoup ont de la femme,  émerge une personne sensible et  douce qui apparaît dans son envolée  lyrique et poétique sur l’amour lesbien présenté comme un « souvenir de la mère », un retour à la mère, image protectrice et bienveillante.  Dans ses descriptions sur cette sororité extrême,  se tricotent, dans un mouvement ternaire,  la passion amoureuse  et  la beauté mystérieuse des éléments naturels : « Je parle ici d’une passion sensuelle aussi profonde et mystérieuse que la mer, aussi forte et tranquille que la montagne, aussi pressante et changeante que le vent ». La nature s’imposant et s’opposant à la culture corrompue par l’homme.

Le riche plaidoyer argumentatif, vibrant et courageux témoignage qu’est Notre sang,  est précurseur de l’actuel mouvement Me Too. Andrea Dworkin a été, est, et sera toujours la porte-parole des femmes et des humains meurtris par la domination, le mépris, la haine, la violence. Une voix utile, indispensable même,  dans  nos sociétés qui, malheureusement, sombrent de plus en plus dans l’intolérance.

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