Moi, quand je serai vieille…
Marie Fersac
Edition Les Découvertes de la Luciole (2012)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Moi, quand je serai vieille… de Marie Fersac est un récit de vie linéaire, se déroulant durant l’automne et l’hiver 1981, entrelacé de rétrospectives explicatives, de souvenirs de jeunesse, de guerre, d’une époque désormais révolue.
Pépère et Mémère, un vieux couple lié par un amour tendre (« Marie, ma Marie… Si tu savais comme je t’aime ! Si longtemps après notre rencontre et tant d’années de mariage, cela semble impossible aux yeux des autres. Et pourtant… ») et complice, sont poussés par leurs héritiers à vendre leur demeure puis à finir leurs jours dans une maison de retraite. Comme le soulignent les deux rythmes ternaires lyriques, leurs descendants les ont oubliés : « (…) au bout de soixante-deux ans de mariage, qui s’en soucie ? Pas les enfants, partis si loin ; pas les petits-enfants, tous occupés ; pas les arrière-petits-enfants, affairés eux aussi, qui à ses études, qui à son travail, qui à sa recherche d’emploi (…) ». Les différentes générations non seulement ne se voient plus mais elles ne se comprennent plus. Définis désormais par leur rapport de parenté et non plus par leurs prénoms et leurs noms, Marie et Louis Hesserie n’existent plus pour les autres qui les réifient progressivement, ne leur laissant pas le choix de décider de leur avenir, de leur vie : « Cette manie qu’ont les plus jeunes d’imposer leurs vues aux vieux, sans se tracasser de leur avis, commençait à lui chauffer les sangs… ». Les sobriquets familiers et hypocoristiques « Pépère » et « Mémère » traduisent leur dégradation physique due à leur avancée en âge. Dépourvus d’intérêt, voire inutiles selon leur entourage, Marie et Louis n’intéressent plus leurs enfants. Ils sont même susceptibles de constituer une charge pour eux. Des êtres comme Yvonne, « petite cousine éloignée qu’on n’avait pas vue depuis une bonne dizaine d’années et qui habitait à trente kilomètre de chez eux », des visiteurs surprises, surgissent cependant soudain chez eux, désireux de profiter de la faiblesse de ces personnes âgées pour servir leurs propres intérêts : obtenir une résidence secondaire pour un prix dérisoire en l’occurrence.
Mais Pépère et surtout Mémère, malgré un incontestable affaiblissement, fourmillent encore d’énergie et d’esprit d’initiative. Ils décident finalement de ne pas plier sous le joug de leurs enfants et de conserver leur maison. Puis, l’arrivée inopinée d’Angleterre de leur petite fille, Annie, surnommée Aneth, accompagnée de son jeune fils Jérôme, un adorable garçonnet métis, de langue anglaise, va métamorphoser leur vie. Annie, enseignante de français la journée, serveuse dans un pub le soir, a tout quitté après avoir été violée par le « patron du bar dans lequel (elle) faisai (t) des heures sup. pour payer (s)on loyer ». Enceinte, bouleversée par ce drame, elle a besoin de soutien pour oublier. Pépère et Mémère considérés comme de futurs assistés vont paradoxalement devenir des aidants. Etre reconnus et être utiles prouvent aux deux vieillards qu’ils existent encore et donnent du sens à leur vie. Leur tendresse, leur chaleur humaine, leur compréhension consolent la jeune trentenaire, la réconfortent. Quant à elle, elle dépoussière la maison comme peut le constater son antipathique, méprisante et détestable mère qui ne l’a jamais aimée : « les rideaux crochetés par sa belle-mère étaient d’un blanc immaculé, la pièce rangée et rutilante de propreté. Félicité passa un doigt appuyé sur le plateau du buffet : pas un grain de poussière ». Aneth et son fils brisent la solitude des deux vieillards, leur apportent le dynamisme de leur jeunesse et les aident à terminer leur vie chez eux dans la joie, la bonne humeur, le bonheur : « Tu as déjà changé la nôtre (de vie) Et tu vas nous aider à la terminer chez nous. » La « renaissance » de Pépère et de Mémère est concrétisée par la transformation de leur cadre de vie donné à voir dans des descriptions réalistes et poétiques. La maison devient plus lumineuse. Le jardin reprend vie. Le potager renaît. Progressivement, Marie Hesserie, qui n’a jamais perdu ni sa verve ni son esprit de répartie, redevient la maîtresse du jeu dans la lutte entre elle et la famille avide, acharnée à la diriger selon sa propre jauge. Grâce à Aneth, elle n’accepte plus son statut de personne âgée soit disant incapable. Avec beaucoup d’humour, elle enterre le projet de vente de sa maison en fleurissant le pied du panneau « A vendre » oublié par l’agence immobilière: « Tu viens d’assister à un enterrement de première classe. L’enterrement de la vente de la maison. Mort et enterré le projet des enfants de nous enfermer dans une maison de retraite ! ». Le géranium symboliquement posé devant la pancarte soulèvera bien des questions parmi les membres de la famille.
Sous la pellicule du récit de dans Moi, quand je serai vieille…, de nombreuses voix se font entendre, celles des personnages, mais aussi celles des animaux. Le lecteur pénètre la conscience, les pensées, le ressenti des personnages dans des monologues intérieurs en italique, dans des passages en focalisation interne ou au style indirect libre. Cet ouvrage propose un témoignage socio-ethnologique, une fiction ancrée dans la réalité humaine contemporaine. Avec une écriture sobre qui mime le langage quotidien lorsque le narrateur donne la parole aux personnages, ce livre interroge la société passée en dénonçant la traumatisante guerre des tranchées, les préjugés à l’égard des mésalliances (« Mon amoureux n’avait que son certificat d’étude. Une véritable mésalliance »), des mères célibataires. Il dévoile la société actuelle égoïste, individualiste, superficielle, fondée sur les apparences (« Cet enfant est bien éduqué, mais mal habillé. Il sent la misère à plein nez pour une bourgeoise comme ta mère ») où règnent le mépris de la différence et le racisme : « Le racisme ordinaire : en voilà une belle gangrène ! ». Marie Hesserie refuse que « les racistes de tout poil triomphent », que les personnes âgées soient rejetées et placées dans des mouroirs. Malgré son grand âge Marie conserve un esprit ouvert et entre constamment en lutte.
Cet ouvrage dénonce sans militantisme les préjugés de toutes sortes contre les personnes d’origine différente, contre les homosexuels, contre les vieillards… Il montre l’absence de considération à l’égard des êtres appartenant à un statut social dit inférieur, l’infantilisation des vieillards dans les maisons de retraite, l’absence de la bienveillance et de la charité attendues de la part de certains prêtres : « (…) elle qui a rejeté la religion et toutes ces bondieuseries quand le curé, autrefois, a refusé de baptiser Paul au prétexte qu’il n’avait pas de père et qu’elle – maman ! – vivait dans le péché ! ». (Le père de l’enfant ne peut à ce moment-là l’épouser, il est à la guerre !). Ce roman défend les plus faibles, les enfants, les êtres différents à cause de leur couleur de peau, de leur sexualité, les jeunes femmes victimes de harcèlement, les animaux. Aimer les animaux, image d’innocence, de pureté, de sincérité comme les enfants, saisir la complicité existant entre eux et les humains, voir en eux des créatures bienveillantes dotées d’un amour gratuit et aussi d’intelligence, n’est pas seulement l’apanage de personnes âgées plongées dans la solitude. Aneth et Jérôme aiment les animaux : ils sauvent une chatte et ses trois chatons. Des scientifiques de haut niveau, comme entre autres Matthieu Ricard, docteur en génétique cellulaire, n’a-t-il pas prouvé que les animaux ne sont pas des objets de divertissement ou de banals « aliments », mais qu’ils sont nos « concitoyens » ? Moi, quand je serai vieille… de Marie Fersac est un hymne à la tolérance, au respect de l’Autre et de la vie. Aneth porte et apporte la vie. Elle symbolise la création et l’arrivée d’un univers nouveau où l’Amour, la solidarité intergénérationnelle, l’empathie l’emportent au détriment de la haine et des préjugés : « Tu vas nous créer un monde multicolore, à toi toute seule. Un monde plein d’amour, sans préjugés et sans racines ». Avec tendresse, Marie Fersac porte un regard acéré, poignant et souvent plein d’humour sur des sujets brûlants et cruciaux de notre société. Dans Moi, quand je serai vieille…, les idéaux humanistes ne sombrent pas, l’espoir l’emporte. Et comme le pense Aneth, « Moi, quand je serai vieille, j’aimerais ressembler à Mémère… ».
J’ai pris l’habitude de « humer » la société et de coucher mes révoltes sur le papier parce qu’il est mauvais pour la santé de crier à longueur de journée dans le silence et l’indifférence du plus grand nombre.
Votre regard bienveillant sur Aneth, notamment, m’a touchée car le personnage d’Annie/Aneth a été tellement sevré d’amour maternel qu’elle « débarque » chez ses grands-parents avec ce sentiment non exprimé (j’aime que le lecteur imagine des pistes d’explications à un comportement) qu’ils lui doivent quelque chose puisque ses parents à elle (leurs enfants, donc) ont failli lorsque son fils est né et que, pendant les années qui ont suivi, elle a englobé toute la famille dans cette croyance du rejet de tous à l’égard de l’enfant, oublieuse du fait qu’elle n’a pas annoncé la naissance à ses grands-parents. Elle apprend auprès d’eux à aimer et à donner, partager…
Merci donc pour votre analyse détaillée et juste.
Marie Fersac