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L’Isle ou la mémoire du sable

11/05/2021 | Livres | 1 commentaire

L’Isle ou la mémoire du sable
Jean-Marie Quéré
Les Découvertes de la Luciole (2021)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Un lieu de mémoire

L’Isle ou la mémoire du sableDans L’Isle ou la mémoire du sable de Jean-Marie Quéré, chaque été, durant les années 60, le narrateur et sa famille partent en vacances à Belle-Isle-en-Mer  :  lieu privilégié de l’enfance, d’encrage des racines,  passeur de mémoire.  C’est en effet  de Bretagne que le grand-père maternel, Casimir,  « dont le père pêcheur périt en mer le jour de ses cinq ans »,  partit pour travailler à l’intérieur des terres, rencontra et épousa Henriette, sans jamais revenir sur son lieu de naissance. L’Isle, lieu merveilleux pour le jeune enfant, espace de bonheur et de liberté pour son père, Yves, qui y devient autre et y renaît : « mon père reprend vie ». Yves,  se sent chez lui, enfant du pays, sur les terres de son père jamais connu, violent avec son épouse enceinte : « Sans se l’expliquer, il se sentira là, aux confins des terres, enfant du pays. Ne reconnaîtra jamais qu’il l’a cherché, longtemps. Jusqu’à arriver sur l’isle. Qui le réconciliera avec son absence. On ne quitte pas un père qui nous a laissés ». Un grand-père disparu en mer, un père brutal ayant renoncé aux joies de la paternité : des traumas enfouis  dans le coeur d’Yves,  tissant différents liens entre les générations, le négatif devenant positif sur l’île féerique.

Les préparatifs des vacances

Dès la préparation  des vacances, la joie et  l’enthousiasme (« L’euphorie et l’allégresse des préparatifs, (…) guident dès lors toute l’activité de la maison qui n’est plus qu’orientée vers le départ ») s’emparent du père et de toute la famille, impatients de retrouver l’isle,  un univers de sable,  d’eau,  un havre de bonheur et de liberté.

Les souvenirs des préparatifs des vacances habitent  encore avec acuité l’esprit du narrateur. La planification du moindre détail est strictement organisée : le rangement de la maison (« Les draps des lits ont été enlevés, lavés et séchés au soleil pour être rangés. Les laisser dans les lits pendant deux mois pourrait les exposer aux mites. Ma mère les ferme dans les armoires avec naphtaline et sachets de lavande (….) »),   la préparation des bagages, – malles en osier, malles en bois…- ,  le classement des aliments destinés aux  repas  (« La bouteille d’huile, la boîte de gâteaux pour le sucre en morceaux. Pour la farine, le sucre en poudre, le riz et les pâtes coquillettes, les boîtes en aluminium de lait maternisé Guigoz soigneusement gardées (….) » ), la vérification de l’état de la voiture…   Toute cette anticipation consciencieuse de deux mois de vie simple et naturelle sous une toile de tente plonge déjà la famille dans la joie.

L’isle

Puis le départ, l’approche de l’isle, la lumière et l’air plus purs, le paysage autre, « Puis subrepticement, quelque chose change. L’air semble plus léger. C’est indéfinissable. La lumière du ciel, différente.(…) ». Arriver, retrouver l’isle comme si on ne l’avait jamais quittée : « un goût d’éternité m’envahit. Nous ne sommes jamais partis.  (…) Je cherche les traces de l’année dernière ». Faire partie intégrante des lieux sans en être natif : « J’apprends à ne pas être considéré comme tel (un touriste),  sans toutefois être de l’isle. La place de ceux qui, fidèles, ont été happés par le mystère de l’isle ». Y retrouver les habitants, les amis,  ses habitudes, y reproduire les mêmes gestes, y ressentir les mêmes émotions, les mêmes sensations, « Sentiment étrange d’avoir toujours été là et de revenir après une si longue absence »,  arrêter le temps, s’immerger dans celui de l’isle : « j’entre progressivement dans le temps de l’isle ». Vivre deux mois d’éternité, de moments humbles mais intenses, ressentir des bouffées d’émerveillement devant les manifestations simples mais combien précieuses de la vie en pleine nature : « pieds nus dans l’herbe mouillée »,  « odeur de ferme, de toile cirée et de lait caillé »,« l’odeur du lait chaud versé sur le chocolat ». Etre en osmose avec l’isle. Ne jamais oublier. Des  visages, des voix,  des lieux, des  images, des odeurs, une multitude d’émotions, de sensations, des liens indéfectibles habitent  l’enfant et le narrateur adulte.

Dans ce roman autobiographique, récit de filiation, le narrateur est un passeur de mémoire. Au fil de la plume, il transmet son passé à sa descendance. Phare guidant les pas des générations futures, à l’image de celui de l’isle, accompagnant les marins dans l’obscurité des nuits.

L’écriture, aventure de la sensation

 L’Isle ou la mémoire du sable  offre une écriture de l’immédiateté de la  sensation. Avec une constante succession de  phrases courtes et nominales  à valeur factuelle (« Vrombissement des moteurs, tremblements des bastingages, remous de l’eau. Manoeuvre de marche arrière. Puis inversion des machines. Sortie du port. Majestueux au milieu des bateaux de pêche. Vitesse de croisière dans le ciel de lumière ») et  affective (« Je cours dans le figuier. Mon théâtre et me silences/ Mon vaisseau/ Mon oiseau/ Mon paradis/ Mes rêves / ma transparence. Tous mes étés. Confident de mes hivers au loin », «  Le temps de l’isle. Tous de souffle  retenu »),  avec une constante nominalisation poétique  des adjectifs (« le sombre de ses yeux »), des verbes intransitifs devenant transitifs (Seules les étoiles dans le ciel bruissent la nuit »),  l’écrivain rend l’immédiateté  du vécu, des sensations, des émotions : la joie, l’étonnement,  l’angoisse, lorsque la mère manque de se noyer… Le réel  s’impose avec acuité de façon fragmentée, concrétisant le perçu, la rapidité des actions, croquant sur le vif, dans des descriptions en mouvement, des silhouettes en pleine activité (« S’installant à genoux, elles sortent de grandes corbeilles d’osier qu’elles ont descendues, tenues sur la hanche, le linge qu’elles frottent, battent, tordent et rincent à grande eau. Parlent fort »),  donnant à vivre au lecteur les expériences uniques, exceptionnelles, extraordinaires de l’enfant sur cette île sublime pour lui. L’écriture pointilliste, par petites touches,  isole, individualise, particularise chaque moment vécu.

Dans ce roman autobiographique, ode à Belle-isle-en-Mer, chant lyrique,  alternent  la première personne, voix du narrateur,  voix de Ginette, – la jeune employée des parents durant une année, donnée en italique dans  le chapitre 7 –  et des passages narratifs et descriptifs à la troisième personne. L’ensemble, formulé  au présent de l’indicatif actualisant le ressenti, saisit des moments fugitifs dans toute leur singularité,  relayant le passé et des fragments de réalité contemporaine au gré de la mémoire :  vision de l’enfant et vision plus distanciée de l’adulte, gorgées d’émotions et  de saveurs intenses partagées avec le lecteur. L’écriture de Jean-Marie Quéré restitue les sensations  et les émotions qui leur sont associées :  «  bruit des vagues »,  « craquement  sous les dents », « l’herbe moelleuse », « Sur la peau tendre et blanche de l’hiver, l’été  brûle », « « je regardais l’immensité, sentais le sable brûlant sous mes pieds, je frissonnais dans les vagues ». Les nombreuses constructions parataxiques rappellent le style de Camus dans L’Etranger et la remarque de Sartre : « Une phrase de L’Etranger, c’est une île ». En effet, l’écriture de Jean-Marie Quéré concrétise le rapport intime,  charnel, particulier du narrateur à l’isle aimée. Chaque phrase est une île.  L’écriture devient l’isle, cette isle  inscrite en lui, marquée à jamais dans son corps, son coeur,  son conscient et  son inconscient. C’est comme une chaîne liant l’aïeul Casimir à  son fils, à Yves, puis au narrateur et ultérieurement à ses enfants et petits enfants : « Concentration extrême d’une joie vivante qui étincelle dans le regard de chacun, lien invisible qui nous relie les uns aux autres dans notre attache intime à l’isle. Lien charnel qui fonde chacun dans l’histoire de notre famille ».

 Un lien intergénérationnel

 L’Isle ou la mémoire du sable  est une mise en miroir poétique de plusieurs générations unies par un lieu aimé,  tout à la fois extérieur et porté en soi, concrétisation  d’un lien intergénérationnel ténu,  invisible mais puissant : « L’isle (…) est reflet de l’invisible de mon âme, alliance de cristal et de terre à travers ses paradoxes et ses contrastes, forte et vulnérable, puissante et frémissante, agitée et apaisée. L’isle m’est plus essentielle que mes secrets, plus invincible que mon inaccessible, plus intime que mes confidences ». Une complicité  indélébile unit le narrateur à son île  dont le sable gravé dans son coeur, dans sa chair et dans ses souvenirs conserve dans la profondeur de sa mémoire l’empreinte : « Au retour , comme ivre, à l’instant où mon pied se pose, un nuage au fond de l’eau, parce qu’il a la mémoire de mon passage, qu’il garde depuis toujours la trace de chacun de mes pas, le sable me rappelle à mon enfance ». Le sable, matérialisation de l’éphémère et de l’éternité, souvenir du vécu non conscientisé de  l’enfance, ultérieurement compris par le narrateur adulte. L’isle, régénératrice des blessures anciennes,  réparatrice de toutes les douleurs passées, devenue un refuge, un espace de joie intense,  de liberté et un lien de filiation.

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