L’infiltré de la Havane
Nikos Maurice
Noire/La Différence (2016)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Dans L’infiltré de la Havane, Nikos Maurice plonge d’emblée le lecteur dans un ailleurs exotique avec l’emploi de nombreux termes latino américains, une constante sensation de chaleur excessive et intense et surtout il le précipite dans une fiction historique fondée sur le réel. En 1958, avant la chute du dictateur Fulgencio Batista soutenu par les Etats-Unis pilleurs de Cuba (« Plus de 40% des terres cubaines étaient propriétés américaines »), la rébellion s’étend à tout l’Etat insulaire des Caraïbes. Les citoyens conscients (« le prolétariat urbain demeurait trop frileux. Tout le travail de formation politique auprès des travailleusr était plus que jamais indispensable pour éveiller leur conscience de classe et vaincre l’oligarchie ») luttent contre la misère, « la dictature et l’impérialisme ». Ils souhaitent conquérir leur liberté, profiter du fruit de leur travail et vivre dignement. En effet, Batista « ne se content ( e ) pas d’exploiter son peuple, il le prostitu ( e ) t au profit d’intérêts étrangers, livrant ses frères aux appétits cannibales des capitalistes américains ». Une vague de répression meurtrit le pays : arrestations, emprisonnements arbitraires, tortures, meurtres abondent : « On torture (…) beaucoup en cette saison de fêtes. Les cadavres d’opposants viennent en pleine nuit orner les trottoirs ». Guillermo Melcador, le secrétaire Général du Comité pour la République cubaine, disparaît mystérieusement. Le jeune Jorge Jiménez, « un grand gaillard d’à peine vingt-cinq ans » est alors chargé de le remplacer. Or, son père, un professeur d’histoire, ayant « un mauvais pressentiment », sent qu’il « se passe quelque chose d’anormal au sein du comité ». Il se rend alors à la Nouvelle-Orléans pour engager un détective privé, Mortimer Thompson, trente-quatre ans, qui va infiltrer le groupe des révolutionnaires, enquêter en vivant neuf mois à la Havane afin de découvrir le traître et de protéger Jorge.
Le narrateur, Mortimer Thompson, raconte à la première personne du singulier ce qu’il observe, vit, ressent. L’infiltré de la Havane s’inscrit dans le réel historico-politique complexe de la Havane des années 58, montrant la collusion des milieux politiques avec la pègre, la mafia, l’infiltration des groupes révolutionnaires par la CIA, le FBI, la solidarité de ces derniers avec les classes possédantes, les milices gouvernementales fratricides, les exécutions politiques, le mensonge : « Ils veulent faire croire au monde entier que les revendications des rebelles ne sont que des prétextes pour prendre le pouvoir ! ». Il démasque la réalité sociale : d’un côté la ville richissime et corrompue, (« nous partîmes en trombe (…) traversant les beaux quartiers de la Havane. A la différence de la vieille ville, tortueuse et ombragée, fantasque et chamarrée, le Velado était un quadrillage de grandes avenues spacieuses éclairées comme des autoroutes, bordées de maisons coloniales, d’immeubles, de cinémas, de stations-services… »), de l’autre la misère avec de jeunes enfants qui lustrent les chaussures des touristes afin d’obtenir quelques dollars pour survivre, « des jeunes filles violées, des jeunes garons émasculés, des opposants pendus à l’entrée des villes (…) la ségrégations raciale (…) ». L’infiltré de la Havane, polar bien documenté, donne à voir un univers inégalitaire dominé par la corruption et la violence.
Au début, Mortimer Thompson n’est qu’un infiltré spectateur, puis progressivement, il évolue. Il se sent concerné par une histoire qui n’est pas la sienne, une période décisive pour Cuba. Il vit la révolution de l’intérieur. Après avoir assisté en pleine rue à la violente arrestation d’une jeune femme par la SIM sous le regard impuissant des passants, il comprend la brutalité inconcevable de la dictature : « Depuis ce jour, je compris qu’un peuple entier pouvait être violé. Je partageai ce sentiment d’injustice et d’impuissance bien qu’il ne me fût rien arrivé. Depuis ce jour, la justice révolutionnaire cessa pour moi d’être un concept : je la portais en moi, impérieuse et pressante comme le tic-tac d’une bombe à retardement. » Il s’implique dans la lutte, devient solidaire de ses compagnons : « J’étais désormais un militant à part entière qui luttait pour la libération de Cuba ».
Très vite, Mortimer Thompson découvre qui est l’infiltré travaillant pour les Etats-Unis, semant la discorde, déstabilisant le comité, souhaitant transformer le groupe en groupuscule terroriste, mais il lui faut obtenir des preuves. A partir de là, Nikos Maurice entraîne le lecteur dans un suspens haletant constitué d’angoisse, de violence. Les ingrédients du roman policier sont semés avec subtilité, justesse, intelligence, loin des stéréotypes traditionnels. Il brosse avec précision les portraits des protagonistes. L’humour du narrateur et du personnage se mêle, détendant la situation, ajoutant une dimension ludique au roman : « Il était discret comme des chaussures bicolores dans une mosquée », « L’hypothèse tenait debout –mieux que moi à cette heure de la nuit (…) », le dialogue avec un sourd : « -Je voulais vous rencontrer parce qu’Esteban m’a dit que vous aviez bien connu Valdès. / – Il vous a menti, je ne connais pas votre nièce », « J’acquiesçai, stupidement gêné qu’un édenté mentionne le mot ‘ dent’ ». Le narrateur joue avec brio avec les mots : « cette fin damnée sent le sapin d’une singulière façon », « J’ai toujours eu du mal à verbaliser, je laisse ça aux flics de la circulation ». Certaines descriptions s’ouvrent sur une poésie urbaine, d’autres dénoncent l’uniformisation des villes internationales : « J’étais au cœur des Antilles : pourtant, j’étais chez moi. Les enseignes Esso et Coca-Cola ponctuaient tous les coins de rue : les dieux hollywoodiens trônaient en lettres géantes sur les marquises des cinémas (…) », l’impérialisme américain. Le roman de Nikos Maurice immerge le lecteur dans le vécu quotidien et historique de la résistance cubaine. L’étymologie grecque du mot « historia », c’est-à-dire « enquête » reconquiert avec justesse tout son sens dans L’infiltré de la Havane.
L’intrigue historique de L’infiltré de la Havane correspond à une réalité historique et sociale précise. Donnée sur le mode romanesque, dotée d’une écriture fluide et captivante, elle mêle espionnage, politique, Histoire, sociologie, psychologie, histoire d’amour, émotion, humour avec entrain et suspens. La distance entre la littérature dite « classique » et le roman policier s’estompe. Une fois de plus, les Editions de la Différence offrent aux lecteurs un ouvrage original et contribuent à la reconnaissance du genre.
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