L’Homme en équilibre
Martial Victorain
Paul & Mike éditions (2015)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Simon Lymbert, le héros principal de l’ouvrage L’Homme en équilibre de Martial Victorain, est un « génial homme d’affaires » de bientôt quarante ans, compétent, dynamique, efficace, « à la tête d’une solide société bien implantée en bourse ». Arriviste féroce, sans scrupules, parti du bas de l’échelle sociale, ne pensant qu’à réussir, – « Il avait à l’évidence une envie féroce de se lever et de descendre dans l’arène. De piétiner la médiocrité ambiante et de prolonger encore l’excitation qu’il sentait bouillir en lui », – il est richissime et respecté de tous. Ce décideur libre, fier d’avoir échappé au sort de ses ancêtres, (« Durant cinq générations le gouffre avait avalé ses ancêtres ; il leur avait courbé l’échine, cassé les reins, tanné le cuir », ) méprise ceux qu’il nomme les « hommes-rats » englués dans leur quotidien sordide et routinier. Il est loin et oublié le petit « Polack », fils d’Helena et de Matthéus Lymberkowsky ! Pourtant, malgré son succès et sa prospérité, tout est gris dans son univers matérialiste : « Il était vêtu d’un costume gris. D’ailleurs, de la racine de ses cheveux aux cristallins de ses iris, tout était barbouillé de gris dans l’univers de l’Homme. De près ou de loin. De son passé à son présent, de ses journées mouvementées à toutes ses nuits où il ne rêvait plus depuis longtemps, tout chez lui avait toujours trempé dans cette monochromie étouffante ». Hormis, Kate O’Leary, la splendide irlandaise rousse aux yeux verts, « au corps de feu » qui partage sa vie et occupe le « grade de second régisseur d’administration » dans son entreprise, aucune couleur ni aucune lumière n’illuminent son existence.
Un terrible accident de voiture, en lui ôtant la vue, va bouleverser sa vie. Une greffe totale du globe oculaire effectuée par le Professeur Kumström, à Stockholm, permet à Simon de redécouvrir l’univers visible mais paradoxalement aussi d’accéder à l’univers invisible, transformant totalement sa perception de la vie, de la réalité, changeant ses priorités. Tous ses sens se mettent en branle, s’aiguisent. A la faveur d’une photographie du Colombien Emiliano Valcquiès observée au musée, Simon, profondément troublé, perturbé même, entre progressivement en osmose avec la nature, l’univers, l’énergie cosmique. Le bien des êtres humains, de la planète devient essentiel pour lui. Une profonde empathie, un amour de l’Autre le pénètrent : « Et plus Simon apprenait et plus son émotion grandissait et se déversait en lui pareille à un fluide d’amour et de gratitude ». Il comprend l’aspect néfaste du modernisme, du libéralisme : « La ville ne tarderait plus maintenant à cracher aux lampadaires son venin nucléaire ; à redevenir comme elle le redevenait chaque nuit, ce serpent plongé dans son précipice d’aliénation moderne ; à enfoncer un peu plus encore ses crochets dans l’inconscient des hommes-rats. Anesthésiés, dociles, courbés. Prêts à se laisser avaler ». Il admet que la recherche des biens matériels n’est que vanité, illusion : « Comment avait-il fait pour traverser et vouloir résumer sa vie à cette seule chimère consistant à atteindre le sommet illusoire d’une tour de Babel ? ». Simon verse alors d’importantes sommes d’argent à des associations caritatives. Mais le comptable de son entreprise ne comprend pas cette générosité qui n’est pour lui que folie. Les financiers ignorent la beauté de la nature, la valeur de la vie, l’humanisme, le concept de champ morphique. Ils sont insensibles à la douleur des autres surtout s’ils séjournent dans un ailleurs lointain.
L’Homme en équilibre est au premier abord un livre étrange mêlant fantastique et folie. Puis très vite, le lecteur découvre que cet ouvrage, écrit en focalisation interne, est empreint de poésie avec de nombreuses métaphores concrètes et esthétiques : « Le soleil écrasant du début de matinée laissait maintenant place à de gros nuages qui galopaient dans les hauteurs. Sous les sabots ferrés de la cavalerie un ciel de poussière se rapprochait. Par moments, des sabres aux lames d’or tranchaient la panse électrique de l’air », qu’il possède un rythme chantant concrétisé par l’accent anglo-saxon de Kate : « Mon pauvre Simon, tu es encore saoule (…) Je fais ma job ! ». Dans ce roman aux nombreux aller-retour entre le passé et le présent, l’auteur convoque les théories scientifiques du biologiste Ruppert Sekdrake avec, entre autres, l’histoire des singes observés en 1952 par des chercheurs, celle de la petite mésange bleue surveillée chaque matin en 1935 par le vieux William Shelden. Comme Simon, le lecteur, si ce n’était déjà le cas, comprend qu’il constitue un tout avec l’univers.
Sans faire une œuvre militante, le narrateur dénonce les atteintes portées à l’être humain, à la nature, il critique le colonialisme (« le colon envahisseur ne répond qu’aux seules notions de possession et de profits ».), l’égoïsme, le matérialisme, la recherche insatiable du rendement des sociétés occidentales : « Partout dans cette partie du monde où s’avançaient des terres difficiles, des paysages austères encore sauvages et isolés, le même constat alarmant se dressait : des hommes exterminaient des hommes. Silencieusement, insidieusement. Le génocides était en route ». Avec Simon, symbole de l’humain aveugle et aveuglé qui recouvre enfin la vue, le lecteur espère que l’Homme va changer pour le respect de la Vie de ses enfants, petits enfants, pour celle de la planète. « Mais combien te temps faudra-t-il attendre encore pour que les hommes changent et que tous finissent pas basculer vers l’aube d’une humanité meilleure ? »
Du même auteur : Fernand. Un arc en ciel sous la lune.
http://lecritoiredesmuses.hautetfort.com/archive/2015/05/02/fernand-un-arc-en-ciel-sous-la-5614798.html
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