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Les Beaux sentiments

19/01/2013 | Livres | 0 commentaires

 

Les Beaux sentiments.      
Jacques-Etienne Bovard     
Editons Bernard Campiche  
CamPoche (2012)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

    image beaux sentiments.jpgLes Beaux sentiments de Jacques-Etienne Bovard est un ouvrage rigoureusement construit : il s’ouvre sur la cinquième rentrée scolaire de François Aubort,  (dont le lecteur n’apprend le prénom qu’à la cent soixante septième page), un professeur remplaçant  de français  dans un lycée  du canton de Vaud, en Suisse. Le roman s’achève  à la fin de l’année scolaire, après la remise des prix attribués aux lycéens « élevés au grade de bacheliers et bachelières ». Chacune des quatre parties  du roman se termine par  un écrit d’élève : le dossier de Bertrand Fiaugères,  le texte d’Anne-Sophie, celui de Cédric et enfin la carte d’Anne-Sophie. Cet ouvrage charpenté introduit le lecteur dans le flux de conscience  d’Aubort, entrecoupé de dialogues adaptés au style de chaque locuteur. Ces monologues intérieurs  aux multiples réflexions, analyses,  remises en question données en alternance à la première ou à la troisième personne du singulier présentent un personnage ordinaire, fragile et révolté, encore plein d’idéalisme, qui porte un regard négatif sur lui-même et aigu sur les autres. Le lecteur voit Aubort comme il se vit lui-même. La grandeur de cet enseignant  réside dans sa lucidité, mais cette grandeur est dépourvue de puissance : on ne peut lutter seul contre le malheur d’autrui, contre la société, contre la crise.      
    Après le suicide d’un de ses élèves pendant les vacances estivales, Aubort  culpabilise : il n’a pas su voir le mal être de Bertrand : « qu’est-ce qu’il fallait voir, qu’il n’a pas vu sur ce visage intelligent, quel signe, quelle blessure ? » ou tout du moins il a laissé passer les ténus indices de son futur geste : « Ce faux-fuyant, qu’il a vu, pourtant, mais renoncé à relever pour ne pas laisser les autres s’agiter dans l’attente de leurs  propres copies ». Il s’interroge alors avec angoisse sur l’opportunité des lectures, aux messages souvent mortifères,   proposées à ses élèves : « Ce pays nous ennuie, ô Mort appareillons ! … », « Les êtres nous deviennent supportables dès que nous sommes sûrs de pouvoir les quitter »La littérature n’est pas innocente, elle peut même posséder un pouvoir létal : « La littérature serait-elle un vaste cimetière ? N’offre-t-elle aucune certitude résolument tournées vers l’espoir, aucune valeur, aucun idéal ? ».    
    Aubort va essayer d’échapper à ce sentiment de culpabilité en tentant de pénétrer l’opacité de ses élèves,  d’aller au-delà des apparences, de se rapprocher d’eux. Mais les lycéens fuient, répondant par des lieux communs : « Bien sûr, en sa présence de prof doublé pour la plupart d’un inconnu, on surveille son propos, réflexe de prudence acquis depuis l’école primaire, mais il se peut aussi qu’on n’ait rien d’autre à dire que ces lieux communs sur tout et rien (…) ».  Aubort  essaie  alors de sauver Cédric, élève de classe technologique, qui masque la réalité, ses sentiments, ses craintes sous des airs faussement joyeux et  désinvoltes ( « petite bouille démantelée en face de lui qui  attend la question suivante en essayant de rattraper ses sourires de faux joyeux… »), cependant le drame qu’il vit est décelable essentiellement dans son angoisse du regard de l’Autre, dans ses silences qui parlent, dans ses conduites à risques, lorsqu’il slalome  dans les rues  au milieu des voitures, à « une folle allure, les patins tressautant sur le macadam »,  la mort étant « ici l’attrait irrésistible du jeu ».  Les gestes d’autrui délivrent des messages susceptibles d’interprétation diverses comme le dernier  salut de Bertrand.   Le roman met l’accent sur le caractère imprévisible des êtres, montre qu’on ne les comprend pas toujours, qu’on ne peut les aider s’ils refusent. On ne peut s’emparer de leur liberté. Une distance existe toujours entre le « moi » et l’autre.   
    Dans ce roman réaliste, comme dans la vie ordinaire, le lecteur ne dispose que de bribes d’explications sur les événements proposés de façon partielle et partiale par Aubort, ses collègues et les élèves. Le lecteur est confronté à la complexité psychique des êtres, aux situations difficiles qu’ils vivent et affrontent avec leurs propres moyens dans un univers souvent absurde et angoissant. Les Beaux sentiments témoignent de la vie de la jeunesse, mais aussi d’une époque et d’une région, la Suisse des années 90, engluée dans une crise économique et politique avec un gouvernement qui sacrifie l’éducation : « suppression de cours facultatifs et d’heures d’appui, diminution du personnel et de l’offre alimentaire de la cafétéria, réduction des plages d’ouverture de la bibliothèque et, bien entendu, regroupement systématique des classes dont l’effectif descendra au dessous d’un certain seuil… », une société qui méprise et jalouse les enseignants au soit disant « salaire ‘indécent ‘, (aux) ‘ obscènes ‘ vacances,  (aux) horaires ‘sur mesure’ … ».  L’ordre politique et  social s’effrite, se désintègre. La chambre des députés n’est plus qu’un lieu de disputes vulgaires, de brouhaha informe, d’indifférence (« A droite et au centre, on boucle son porte-documents, on lit un catalogue de jeux informatiques, renversé sur son siège on téléphone à Madame, on bâille, on discute, on rigole… ») qui accable financièrement les citoyens.
    Dans ce texte qui se veut analogique, confronté aux événements de son époque, à  leur absurdité, l’absence d’espérance  n’est pas totalement une désespérance. Malgré son apparence souvent apathique, la jeunesse possède un esprit critique, elle est capable d’analyser, de se révolter. Par leurs remarques pragmatiques, (« Parce qu’il y a quand même un moment où il faut arrêter de se prendre la tête pour s’empêcher de vivre… ») les élèves aident même Aubort à évoluer, à percevoir le réel autrement. La vie est ambivalente, acceptons cette ambivalence et essayons de cultiver les beaux sentiments malgré leur modeste efficacité : « Mais il sera dit que les beaux sentiments ne suffisent pas mieux à vivre
qu’à faire de la bonne littérature… Il sera dit que les beaux sentiments ne s’épanouissent comme les fleurs que dans le terreau âpre de l’angoisse, de la violence et du sacrifice… Il  sera dit que les beaux sentiments ne peuvent que croître passionnément ou mourir… »

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