Le mari de la comtesse de Ségur. Homme de l’ombre, génie d’Hachette.
Hafid Aggoune
Editions Reconnaissance (2025)
(Par Annie Forest-Abou Mansour)
Un titre qui interpelle
Le mari de la comtesse de Ségur. Homme de l’ombre, génie d’Hachette, d’Hafid Aggoune : ce titre, concrétion essentielle du texte, interpelle d’emblée. Evocateur, il contient tout un monde, une destinée tissée entre les pages du temps. Un homme est suggéré en creux, entre son épouse et son ami l’éditeur Louis Hachette. Une présence spectrale dont le nom est tu. Ségur, le noble nom d’une lignée prestigieuse, (« Mon père me lisait les mémoires de son grand-père, le maréchal Philippe Henri de Ségur, qui avait fait carrière dans l’armée de Louis XV et servi Louis XVI comme ministre de la Guerre » / « Les Ségur avaient depuis longtemps occupé des postes importants à la cour royale et dans la diplomatie. Petit-fils d’un maréchal de France et fils d’un officier ayant combattu aux Etats-Unis sous les ordres de La Fayette, mon père s’était engagé très tôt dans la carrière militaire (…) »), qui aurait pu sombrer dans l’oubli sans la célèbre conteuse Sophie Rostopchine, son épouse, connue sous le nom de comtesse de Ségur. Le mari de la comtesse de Ségur. Homme de l’ombre, génie d’Hachette : un titre prometteur d’une plongée fascinante dans l’Histoire, l’histoire littéraire et éditoriale. Un objet-livre ne se contentant pas seulement d’étonner par son titre qui intrigue mais aussi par sa jaquette en papier calque sur laquelle apparaît au premier plan le visage en couleur de la Comtesse, tandis qu’en arrière se dessine l’ombre de son mari, laissant entrevoir la couverture principale en dessous. Un bel effet éditorial qui invite à prendre en main cet ouvrage pour en découvrir les secrets, aller au-delà des apparences et mettre en lumière un homme éclipsé.
Les Mémoires d’Eugène de Ségur
Prenant la forme d’une autobiographie, le roman d’Hafid Aggoune devient Mémoires au croisement de la littérature et de l’Histoire. L’écrivain relate à la première personne du singulier, dans un monologue intérieur, la vie d’ Eugène de Ségur. S’appuyant sur sa biographie et profondément imprégné par sa vie, l’auteur y mêle réalité et imagination, littérature intime et témoignage historique, offrant une mine de renseignements sur cet homme, son époque et sa société : l’homme éclipsé dévoilé !
Un être complexe placé sous le signe de la contradiction
Eugène de Ségur est un être rempli de doutes, (« La grandeur des hommes de ma famille était une montagne, et moi, j’étais au pied de l’ascension, regardant le sommet avec crainte et fascination »), plongé dans le mal du siècle, le spleen et l’ennui auxquels se mêle la honte du suicide de son père. (Au XIXe siècle encore, les suicidés n’ont pas droit à des funérailles religieuses !). C’est un jeune homme mû par le mythe de Napoléon et de son épopée, (« La douleur de mon existence s’effaçait. Je portais l’uniforme bleu et or, le bicorne vissé sur ma tête. Napoléon me regardait avec fierté, un regard qu’Octave ne m’avait jamais offert »), qui se cherche (« L’héritage aristocratique coulait dans mes veines, mais que pouvais-je en faire ? Je n’étais doué pour rien en particulier, et l’époque n’était plus où mon nom m’aurait ouvert une carrière militaire, diplomatique ou littéraire. Je devais créer mes destinées»). Un homme placé sous le signe de la contradiction. Une existence transformée en destin. Eugène de Ségur s’interroge sur sa vie, celle de ses parents, de sa mère adultère longtemps détestée à laquelle il finit par ressembler, embarquant le lecteur dans le Paris fastueux du XIXe siècle où se croisent le monde des plaisirs, des mondanités et des affaires. C’est dans « le tourbillon mondain de la haute société parisienne » où se croisent les grands noms de la littérature (« Madame de Staël et Benjamin Constant, Chateaubriand et Juliette Récamier, ou encore le poète Lamartine ») que le jeune Eugène rencontre Sophie Rostopchine, sublime, radieuse et quasi-irréelle apparition, inspirant le respect plus que le désir, et qui efface tout autour d’elle : « Les silhouettes dans le salon devinrent floues, les voix s’évanouirent ». La fusion de ces deux destins liés par la douleur (« son exil, mon deuil ») va écrire une nouvelle page de leur histoire et amplifier leur éclat mutuel.
Louis Hachette, un éditeur-libraire novateur
À la croisée de l’Histoire, lors du passage de Charles X à Louis-Philippe, « alors que la révolution industrielle battait son plein », Eugène devient pair de France, président des chemins de fer de Strasbourg et, grâce à son épouse, est élu maire du village qui abrite leur château. Immergé dans le monde des affaires, entouré d’hommes influents, il se lie d’amitié avec Louis Hachette, éditeur-libraire ambitieux, « prêt à bousculer les conventions, à aller à l’encontre des usages, tout cela pour une cause politiquement juste et économiquement très lucrative ». Louis Hachette modernise le monde de l’édition, rendant les livres accessibles à toutes les classes sociales, à tous les âges : « Pour lui le véritable progrès social passerait par cette démocratisation du livre, au-delà des boudoirs aristocratiques et des bibliothèques d’université ». Louis Hachette imagine alors ses librairies dans les gares, lieux de passage où les ouvrages auront une grande visibilité et atteindront un large public. Il veut mettre la lecture à la portée de tous, diffuser l’instruction et promouvoir des œuvres morales. C’est dans cette perspective que peuvent intervenir les histoires de la comtesse de Ségur. A travers elles, cette dernière s’inscrit pleinement dans cette démarche d’éducation et de transmission de valeurs. Eugène parle alors de ses récits à Louis Hachette qui accepte de les publier. Prenant conscience du talent littéraire de son épouse, Eugène de Ségur a réalisé que les histoires qu’elle conte à ses petits-enfants sont une aubaine inespérée pour le prestige de son nom et les finances de sa Maison. Le noble nom de sa lignée sera maintenu grâce à son épouse. : « C’est elle, à l’écart depuis son château normand, qui est devenue quelqu’un aux yeux du monde, et c’est elle qui a sauvé mon nom de l’oubli ». C’est elle qui redonne tout son éclat à son patronyme. Et lui, l’homme infidèle, souvent absent du foyer conjugal, en lui permettant d’être publiée, « rend (…) à (sa) femme un minimum de ce qu’elle (lui) avait donné ». Il témoigne enfin d’une, – tardive -, reconnaissance envers son épouse, femme discrète, mais « femme de tête », libre et gestionnaire avisée. Et l’écrivain, à son tour, met cette dernière en lumière dans ces Mémoires fictives, illustrant ainsi le rôle fondamental qu’elle joua avec l’éditeur Louis Hachette dans la pérennité du patronyme d’Eugène de Ségur.
Réalisme, rigueur, lyrisme et poésie
Le mari de la comtesse de Ségur. Homme de l’ombre, génie d’Hachette est un roman passionnant et vivant. L’alternance habile du passé simple et du présent crée une dynamique narrative subtile et naturelle. Doté d’un souffle singulier, son récit revêt l’apparence de véritables Mémoires. Des citations de Victor Hugo, de la comtesse…, se glissent entre guillemets dans cette (auto)biographie romancée, sans en donner les sources, accentuant ainsi l’effet de réel. L’écrivain s’immerge dans le personnage et le tisse aux événements et aux décors du XIXe siècle dans une volonté de situer parfaitement le récit dans le temps et l’espace. Ecriture factuelle aux références vérifiables et envolées poétiques, rigueur et lyrisme, se tricotent : « Oui, ce sont les yeux de Sophie qui m’ont véritablement capturé ce premier soir. Deux abîmes clairs, d’un bleu que je n’avais jamais vu. (…) C’était comme plonger dans un lac gelé, traverser le miroir glacé de ces iris et trouver, au-delà de la froideur apparente, une chaleur insoupçonnée ». Le rythme fluide donné par les allitérations en « l », la métaphore de l’eau, le pouvoir évocatoire des mots, la vibration des images, l’opposition entre la chaleur et la froideur, transforment la rencontre avec la jeune femme en une expérience magique et presque transcendante. Avec une écriture précise, en apesanteur, limpide et belle, l’écrivain esthétise et magnifie le réel comme Sophie a magnifié, mis en valeur et sauvé de l’oubli le nom de Ségur.
Ce roman original et captivant saura emporter agréablement les lecteurs dans un voyage riche en découvertes, les plongeant avec clarté et précision dans l’univers peu connu d’Eugène de Ségur et dans l’effervescence culturelle et sociale du XIXe siècle.
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