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Le Guetteur

25/05/2012 | Livres | 2 commentaires

 

Le Guetteur    
Isabelle Cros     
Gaspard Nocturne éditeur  (2011)

 

 

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

 

 

   image le guetteur.gif La narratrice du roman Le Guetteur d’Isabelle Cros est une femme séparée de sa vie, de l’homme aimé, de son intériorité intime qu’elle cherche à retrouver.  En rupture choisie avec sa vie familiale, sociale, professionnelle, elle quitte la France, « Partir, je ne peux plus faire autrement, c’est vital »,  pour le Canada qui sera le lieu de sa quête où se nouera son destin. Elle part retrouver l’homme de sa vie, Louis, homme fascinant et envoûtant,  « un homme tout sauf simple, marié, dissimulateur, traversé de rêves et de désirs de retrouver les origines, chasseur, pêcheur (….) un homme plein d’espoirs, d’épaisseur et d’échos ». Mais au moment où elle arrive dans la cabane  « implantée au bord du lac Kinosewaks Meadow, (…) à plus de 150 km de toute habitation » où elle doit vivre une intense  histoire d’amour, Louis, son « amant si bien aimé » s’évanouit dans l’immensité blanche et gelée du lac : « La glace à la surface était crevée d’une fissure bleu émeraude ». La glace, symbole ambivalent du liquide et du solide, a irrémédiablement emporté Louis dans une « explosion de froid comme une brûlure »,  l’oxymore concrétisant la douleur intolérable ressentie par la victime.
Malgré son chagrin, ses angoisses, sa peur, puis très vite ses désillusions, au lieu de subir ce réel d’une beauté sublime mais agressif, dangereux, la narratrice va le maîtriser par la plongée dans ses souvenirs, par l’action et par l’écriture mais  aussi par une vie au contact d’une nature immense et pure, d’un paysage gelé et durci où les dimensions se creusent, la verticalité et la profondeur s’imposent, effrayantes, angoissantes : « Je roule mais la panique monte. Tant d’espace devant moi » ( …) « trouver un appui, résister à l’appel du vide ».  Elle conquiert cette  nature, sentie par moment comme une source d’effroi, mais à d’autres moments comme un objet d’art avec par exemple la référence à « la lumière jaune dorée »,   par une discipline tyrannique, vivant une espèce d’ascèse. Elle s’intègre à la nature, quêtant la plénitude d’une vie débarrassée de l’inutile, du superflu. Elle ressent par les sensations le retentissement du  réel.  Les odeurs, les couleurs, les saveurs, le toucher imposent un univers matériel  dense et intense : « l’odeur : senteur de bois, de résine »,  « la fromage d’abord, salé, onctueux, gras, odorant, puis les biscuits fades, craquants, se mélangeant avec le crémeux ». La jeune femme est submergée par un « flux de sensations et d’émotions » qui l’entraînent au carrefour du réel et de l’imaginaire.

 

    L’écriture de la narratrice devient alors un moyen d’exprimer, de revivre le voyage,  de vivre et de jouer.  La narratrice se laisse emporter par son écriture qui obéit très vite à un principe de plaisir plutôt qu’au rationnel. Son écriture est   certes objet de réflexion  psychologique, philosophique,   mais elle est aussi et surtout poésie et jeu. Son récit est un espace ouvert, accueillant le rêve : sa danse amoureuse avec le défunt (« il est contre moi, il est une pierre et je le réchauffe, (…) Je chante pour lui/ je l’aime et je le touche. Je le berce et le caresse … », ses rencontres avec Paule, avec Lydie-Annabelle, la petite fille qu’elle a été : « Je suis devant la petite fille de mon enfance, Lydie-Annabelle ».   Des espèces de poèmes aux rythmes incantatoires ponctuent le récit : « Partons vers l’horizon, il est tard, courons vite, /Pour attraper au moins un oblique rayon./ Mais je poursuis en vain le dieu qui se retire ; / L’irrésistible nuit établit son empire/ Noire, humide, funeste et pleine de frissons » faisant chanter et danser le texte où la description de la danse joue un   rôle essentiel, transformant le corps douloureux et laid en objet esthétique et aérien : « Elle se vautre par terre, visage au sol, bassin soulevé : vermisseau, larve, cloporte, nourrisson, foetus, amibe, et la seconde suivante elle s’élève dans une arabesque aérienne, diaphane, majestueuse ». Et surtout, dans Le Guetteur le jeu l’emporte à la faveur d’indices, annonciateurs de la fin, glissés avec subtilité dans le texte.        La vérité voilée ne sera dévoilée que dans les dernières lignes de l’ouvrage.       

 

    Le Guetteur est un ouvrage porteur de vie, de vitalité, bien que l’immensité blanche, lieu du mensonge,  soit souvent  ressentie comme mortifère par la narratrice, « j’eus la certitude et l’espoir que l’échafaudage d’épinettes serait mon tombeau et les peaux mon linceul ». Et il tient tout à la fois du récit de voyage, du roman de vie, de la poésie, de la psychanalyse, du  thriller et du jeu. Rêver, écrire, danser, jouer, quatre  verbes  pour définir cet ouvrage original.

 

2 Commentaires

  1. kelcun

    « La narratrice […] est une femme séparée de sa vie, de l’homme aimé, de son intériorité intime qu’elle cherche à retrouver » votre première phrase est d’une justesse extrême pour parler de cette héroïne tragique, de l’histoire sans issue d’une femme entre liberté et prédation qui n’a que son corps pour refuge. D’où la danse. D’où le jeu aussi, je pense, et votre lecture, si intuitive, vous fait terminer par des verbes à l’infinitif (qui sont, mais là vous ne dévoilez rien, le jeu architectural du livre.)

  2. Annie Forest-Abou Mansour

    En effet, je n’ai pas voulu dévoiler l’intrigue si bien menée du roman. Je laisse aux lecteurs le plaisir de la découverte.

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