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L’âme soeur

15/06/2018 | Livres | 0 commentaires

L’âme sœur      
Agnès Karinthi   
Editions L’Astre Bleu (avril 2018)

 

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

 

 

   Lâme-soeur-208x300.jpg Philippe Bérichon, le protagoniste de L’âme sœur d’Agnès Karinthi,  conserve, pendant vingt ans, dans son esprit et dans son coeur l’inoubliable Anne Rambaud, son amour d’enfance, demandée en mariage durant une récréation alors qu’lls étaient tous deux en CE2. Une fois adulte, il la recherche et finalement la retrouve pour son plus grand bonheur : « Cette fois, ce n’est plus un rêve. Il l’a retrouvée ». Mais Anne ne le reconnaît pas. En effet, à la suite d’un accident de voiture dans lequel  sa sœur jumelle Claire et son père ont été tués, Anne,  après vingt cinq jours passés dans un coma profond, le cerveau atteint de lésions temporales, est amnésique : « Ma vie a commencé quand j’avais neuf ans, au milieu des blouses blanches de l’hôpital. Avant, c’est le trou noir ». L’humeur de l’ancienne petite fille joueuse, rieuse, espiègle a changé. Anne est devenue une jeune femme introvertie, discrète, toujours aussi belle cependant avec sa chevelure blonde et ses yeux gris. Philippe, jeune homme enthousiaste,  éternellement amoureux et rempli d’attentions à l’égard d’Anne, décide de l’apprivoiser et de l’aider à retrouver son passé en le lui racontant. En effet, Anne, Claire et Philippe étaient  des amis inséparables et complices pendant leur enfance.

    Alors qu’Anne « exprime rarement ses émotions (…) Philippe au contraire, laisse éclater son exaltation par tous les pores de sa peau ». Progressivement, Anne semble s’ouvrir à l’amour de son ami d’enfance. Les apparences donnent à voir un couple en train de se construire.  Cependant le lecteur perçoit dans le récit certains grincements révélateurs d’un dysfonctionnement. De lourds secrets  pèsent sur la vie des deux jeunes gens  nuisant à leur relation. La mère d’Anne, repliée sur elle-même, ne montre ni intérêt ni sympathie pour Philippe. Le père du jeune homme, un être aigri,  vulgaire, brutal, emporté, rejette violemment la présence d’Anne dans la vie de son fils. Philippe évolue de façon surprenante. De sympathique et  émouvant au début, il devient progressivement inquiétant, bizarre. Va-t-il reproduire les schémas comportementaux de son père ?

    L’ouvrage d’Agnès Karinthi, L’âme sœur, tricote passé et présent dans des chapitres où alternent les années 1994/1995 et les années 2015. La mémoire des faits recoupe le vécu. Elle est réponse et tentative d’explication du quotidien, sursaut et répétition.  Dans ce temps retrouvé pour Philippe, saveurs, senteurs, images attestent la présence de son passé ou plutôt de son moi. Les images ressuscitent la fraîcheur de ce passé qui pour Anne est perdu. Le roman offre toute la richesse de la vie et crée la surprise à travers essentiellement de nombreux dialogues. Le lecteur s’attend à un roman d’amour, à un roman psychologique sur un couple et sa famille, à une histoire sur des êtres complexes, attachants, torturés par leur passé. L’histoire semble claire, univoque. Mais, progressivement,  une sensation de malaise naît chez le lecteur, troublant ses horizons d’attente. La construction narrative l’embarque  sur de fausses pistes.  Il peut imaginer que madame Rambaud, présentée comme une bourgeoise distante (« Elle n’appartient pas au monde ouvrier »), lorsqu’elle rencontre madame Bérichon au super marché : « Suzanne lui tend une main amicale », elle (…) lui « adresse un signe de tête froid »), fuit madame Bérichon parce que, méprisante, elle n’appartient pas à la même classe sociale qu’elle.   La narratrice conduit le lecteur sur des pistes erronées.

   La fin de l’ouvrage constitue une véritable déflagration créant un extraordinaire effet de surprise.  Cet effet de surprise donne envie au lecteur de comprendre comment l’auteure a mené son récit et l’a habilement détourné de la réalité. Il  l’incite à une relecture attentive. Lors de cette relecture, le lecteur se rend compte que des indices ont été subtilement semés. Des détails sans importance lors d’une première lecture deviennent des indices révélateurs lors de la seconde. Agnès Karinthi joue sur l’ambiguïté lexicale. Son projet d’écriture ressemble à celui de l’écrivain de roman policier.

    Cet émouvant roman met aussi l’accent sur les enfants victimes collatérales du comportement des adultes et sur le néfaste poids des secrets familiaux. L’agressivité  et la violence paternelles, des secrets,  des discussions surprises par un jeune enfant… ont des répercussions tragiques  sur sa scolarité,  sur sa vie d’adulte. Non seulement Agnès Karinthi  sait habilement jouer avec son récit et  avec le lecteur,  mais auteure remplie d’empathie, elle est aussi  dotée d’un sens profond de la psychologie.

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