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La Retenue

5/04/2021 | Livres | 0 commentaires

La Retenue
Corinne Grandemange
Des femmes Antoinette Fouque (2020)

(Par Annie Forest-Abou Mansour)

Un témoignage bouleversant

Grandemange Corinne : La RetenueLa Retenue est le témoignage bouleversant, glaçant  de Corinne Grandemange, violée de sept à quatorze ans par son oncle maternel. Une petite fille, un petit être fragile, innocent, devenue un jouet sexuel, un objet de consommation, profanée, abusée, niée par un prédateur, par un pervers  évoluant dans la plus totale impunité,  sans la moindre honte,  dans une  famille post soixante-huitarde, « sexuellement libre »,  à la recherche du plaisir sans entrave, indifférente,  qui ne voit rien, qui ne veut rien voir et qui ne dit rien.

 

La liberté mal comprise

 

L’enfant vit dans une famille cultivée, intelligente, militante de gauche, où les limites et les tabous sont tombés : « Mes deux oncles doivent avoir respectivement sept et neuf ans. Ils sont en pyjama, très sagement plongés l’un et l’autre dans la lecture de magazines qui s’adressent aux adultes ».  La « liberté » est de rigueur dans cette famille où l’infidélité conjugale est banale.   Le grand-père, un artiste connu dont le nom ne sera jamais dévoilé,  se moque du conformisme, « se fiche à coups de grande gueule de toutes les normes »,  raconte à son épouse « ses peines de coeur ou de cul »  à une époque de libération sexuelle où le respect du corps et de l’esprit de l’enfant n’existe quasiment pas, « où les dérapages sexuels étaient une norme sociale ». Etre libre oui, mais dans le respect des autres,  sans leur nuire,  sans les  asservir à son propre plaisir.

 

Une enfant et une femme bâillonnées

 

La Retenue, ce titre polysémique désigne l’enfant retenue, proie de son oncle, de sa peur, de sa honte : « Il m’effeuille pétale après pétale, je t’aime un peu, beaucoup, à la folie je me dis dans ma tête d’enfant. Je suis transie de peur et de honte (…) ». Puis, l’adulte, prisonnière d’un passé érotisé de façon malsaine et perverse, une femme « bâillonnée »,  qui  n’arrive pas  pendant longtemps à dénoncer, à écrire, tellement muselée qu’elle est obligée d’enregistrer ses propos, loin des regards : « Plongée dans le noir, avec un dictaphone entre les mains, je parle sans crainte de la lumière et des regards ».  Une femme à la vie ébranlée, aux relations dysfonctionnelles avec les hommes, « Avec les hommes, je suis comme un animal bien dressé », à cause de cet oncle, de sa famille aveugle et muette. Il a fallu longtemps à la narratrice pour arriver à exprimer la violence subie, à la dire, à l’écrire (« Les maux sont encore trop à fleur de peau. Je n’arrive pas à écrire »), en un mot à la nommer. Ce n’est qu’à trente cinq ans après avoir entamé une thérapie psychanalytique qu’elle « accepte  enfin l’idée d’avoir été victime d’un inceste » et qu’elle libère progressivement sa parole.

 

L’insoutenable, l’inimaginable

 

Dans son discours, le « je » de la narratrice s’exprime avec son ressenti passé inoubliable, ineffaçable d’enfant abusée : « J’ai un cratère à l’intérieur du corps. Il se consume d’horreurs » -, et son présent marqué à jamais : «Les cicatrices sont toujours là, même si je les transcende avec l’écriture ». Ce flux de conscience chronologiquement chaotique, comme son ressenti,  effectue des aller-retour entre les vécus impensables, inimaginables d’une petite fille puis d’une pré-adolescente. L’ouvrage plonge d’emblée le lecteur dans l’insoutenable,  s’ouvrant sur le viol d’une fillette de onze ans, moment de la pleine conscience de l’acte,  constat tragique, « Ce jour-là, pour la première fois, je me dis que c’est un viol. / Juste ça. / Un viol. J’ai onze ans, je sais que je suis une femme »,  avant de revenir sur ceux subis à l’âge de sept ans.  Les attouchements de l’oncle quand il raconte, – lors d’un moment habituellement privilégié de tendresse, de doux câlins, devenu ici cauchemar -, une histoire à l’enfant, à sa sœur et à sa cousine, le soir dans le lit : Il s’assied alors entre nous, prend le livre d’une main, commence à lire, quand l’autre main disparaît sous la couette, cherche mes cuisses (…) »,  puis son retour une fois les deux fillettes endormies. La petite victime, quant-à-elle,  ne s’endort pas : « Ma sœur et ma cousine s’endorment, pas moi, encore si petite. Je ne dois pas dormir ou il me réveillera ». Elle subit l’enfer dans un silence mortifère.

 

Un silence mortifère

 

Mais un jour à quatorze ans, « la parole est arrivée d’un seul coup, sans qu’(elle) l’ai(t) vue venir ».  Sans en évoquer la durée, petite victime déjà adulte,  toujours protectrice de ses bourreaux,  pour  protéger « son coeur de maman », elle révèle les faits à sa grand-mère. La réponse révoltante,  inimaginable, destructrice  explose aux oreilles de la fillette et  du lecteur : « Tu l’as bien cherché ». Le refus des adultes, le déni, la culpabilisation ! Le viol justifié !  La complicité ! Non seulement la parentèle  n’a rien voulu voir : ni les viols, ni les scarifications (« Un jour, je suis dans une telle solitude de chagrin que je casse une ampoule en morceaux. Avec chacun des morceaux, je vais passer plusieurs heures à graver un mélange de circonvolutions sur le dos de ma main. Elle est en sang (…). Le soir, quand je descends manger, il y a mes grands-parents et mes deux oncles. (…) Je passe tout le repas à attendre une remarque, et rien. Personne ne me dit rien. J’ai fait cette œuvre dans la chair. Elle reste invisible aux regards »), ni les appels à l’aide de l’autre petite fille en souffrance, la cousine,  qui dès l’âge de douze ans boit, se drogue :« ce qu’elle exprime est un appel désespéré ».  Mais en plus la famille  accuse et culpabilise la victime remplie de honte qui intériorise cette culpabilisation. Une victime plongée dans une impossible reconstruction feignant, dissimulant son mal être  pour arriver à surnager : « Pour survivre, j’ai passé quarante ans à donner le change ».  Tout est su, mais tout est  tu, une omerta imposée par la grand-mère à la forte personnalité : « La loi du silence, c’est son choix à elle, Mamie : les bonnes manières, la contention, la préservation du clan ».  Pour leur sauvegarde,  les membres de cette  famille « convenable » se solidarisent  contre l’agressée. Et non seulement ils se taisent mais ils veulent aussi qu’elle se taise !

La narratrice insiste sur ce lourd silence , meurtre de l’enfant puis de la femme adulte tout autant que l’inceste lui-même. Non seulement la famille, mais la société aussi est complice. Le journal à qui la narratrice envoie sa lettre ouverte au grand-père  défunt  « refuse de la publier par crainte d’un procès pour diffamation puisque le crime n’a jamais été jugé ».  Le monde de l’édition sombre également dans l’omerta éconduisant l’ouvrage où l’écrivaine révèle son vécu sans pourtant donner les noms des membres de sa famille. Seules les éditions « des femmes Antoinette Fouque », voix des femmes, acceptent de publier son texte !

 

Porte-parole des victimes

 

Avec des mots précis, implacables, « racont(ant) les faits naturellement, sans fioritures, en (…) décrivant la réalité nue », sans la moindre concession, laissant jaillir sa souffrance, sa colère contre « le clan », « le monstre », «l’ omerta »…,  termes aux connotations négatives suscitant la répulsion, concrétisation de la violence de cette association d’êtres dénués  de scrupules, fraternité dans l’exercice de l’insupportable, véritable mafia, Corinne Grandemange n’écrit pas seulement pour cicatriser ses blessures, pour se reconstruire mais aussi par solidarité avec toutes les autres victimes.  Elle devient leur porte-parole : « Je comprends que la lutte doit être sociétale tant la question de l’inceste dérange (…) ». Elle leur montre  qu’elles ne sont pas seules. Elle écrit et elle agit aussi,  en les écoutant,  en les soutenant,  dans sa fonction de psychopédagogue.

Le  témoignage bouleversant, insupportable de La Retenue est cependant porteur d’espoir. Concrétisant par les mots la violence subie par la fillette, il  montre la nécessité de  parler,  de crier, de dénoncer l’abject pour que notre société paternaliste, qui commence à agir, il faut toutefois  le reconnaître,  aille encore plus loin et que les incestes, les viols, les discriminations soient sévèrement condamnés et disparaissent enfin. Et que tous admettent que l’enfant, petit être merveilleux, fragile, rempli d’amour, est une personne à part entière à respecter

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